Il y a plusieurs façons de se scruter le nombril ; c'est une question d'œil et de distance. M'étant aperçu qu'il ne m'était plus possible, actuellement, de lire des romans, ni même de la fiction en général, que ce serait même dommageable, j'ai rouvert d'abord le Journal de Gide, lu d'une traite et avec enthousiasme il y a une vingtaine d'années ou un peu plus. Dieu, quel ennui ! Comme elle est irritante, cette impression que l'on a constamment de regarder, de dos, un homme tout occupé à sculpter sa propre statue, sans même s'être avisé de votre présence, trop extasié qu'il est de lui-même, y compris dans ses moments de feinte fustigation ! C'est particulièrement vrai dans ses jeunes années, et mon erreur a peut-être été de reprendre par là au lieu de le saisir vers la mi-existence. Quoi qu'il en fût, j'ai remisé Gide et, journal pour journal, j'ai repris celui de Paul Léautaud. Enchantement intact ! Chaque paragraphe y déborde de vie, le quartier de l'Odéon s'anime, les rues de Paris s'emplissent de cris, d'odeurs, du bruit des voitures à chevaux, des appels des marchands ; on croise Vallette et Gourmont, Rachilde et Van Bever, Charles-Louis Philippe ou Paul Valéry, et eux aussi vivent leur existence à pleine force ; un monde entier, géographiquement restreint certes, sort tout bruissant de ces pages, donnant l'impression au lecteur qu'il lui suffirait de quitter son fauteuil et de faire un pas en avant pour y pénétrer physiquement et sans retour.
Et puis, bien sûr, il y a Léautaud lui-même, courtois et emporté, sarcastique et timide, provocateur fleur bleue (comme il me haïrait pour le traiter ainsi !), vivant, grognant, riant, écrivant pour se demander s'il doit écrire, s'examinant sans complaisance, se soupesant au juste poids, uniquement préoccupé de soi mais ne laissant rien échapper du monde alentour, tiraillé entre la femme de chair qui l'encombre et les filles fantômes qu'il ne cesse de ramener du passé pour soupirer après elles ; Léautaud irritant et touchant, Léautaud écrivain de belle race, Léautaud gentilhomme égaré dans son siècle comme il l'aurait été en d'autres.
Il a un petit air de Ph. Herreweghe, sur la photo (en plus sympathique)…
RépondreSupprimerC'est pourtant vrai ! Espérons pour Herreweghe qu'il continuera de s'habiller un peu mieux que Léautaud…
SupprimerOn dirait plutôt Christian Clavier, en plus niais.
SupprimerLéautaud pour l'éternité.
RépondreSupprimerLire ce qu'il écrit en 1914 sur l'état de la France…
Il fut en tout cas l'un des rares à n'être pas touché par le prurit patriotique et guerrier.
SupprimerOui, c'est vrai.
SupprimerAujourd'hui à quel genre de prurit patriotique pourrait-on bien succomber ?
Dans une chronique du 17 avril 1953, Jacques Perret, réagissant à chaud sans doute, n'est pas du même avis que vous sur le Journal de Léautaud qui paraissait alors par extraits. Si je puis me permettre, Je vous conseille amicalement de lire cette chronique parue dans Aspects de la France, éditée avec d'autres dans Du Tac au tac, chez Via Romana.
RépondreSupprimerJoël Kerforn
Je vais tâcher de trouver cela ; d'autant que j'aime bien Jacques Perret (au contraire de son homonyme, Pierre…).
SupprimerPff ! 24 € pour 250 pages, c'est tout de même un peu cher…
SupprimerJe me propose de vous l'envoyer, si vous voulez.
SupprimerJ. Kerforn
Ce serait avec un immense plaisir ! Envoyez-moi un mail (mon adresse est en haut et à gauche de ce blog) afin que je puisse vous communiquer la postale.
Supprimer" cette impression que l'on a constamment de regarder, de dos "
RépondreSupprimerDe très mauvais goût, votre humour .
Vous me donnez envie de lire Paul Léautaud, puisque rien aujourd'hui ne me retient, tous les livres me tombent des mains ... ennui, médiocrité ...
RépondreSupprimerMalheureusement, Gallimard étant dirigé par une bande de gougnafiers, le journal intégral en trois volumes du Mercure de France n'est plus disponible chez les libraires. Or, lire un "digest" du journal, c'est perdre beaucoup.
SupprimerSi vous préférez autre chose que le journal, je me permets de vous conseiller In memoriam ou encore Passe temps, tous deux au Mercure de France aussi.
Merci pour les conseils en période de disette littéraire.
SupprimerVoilà que vous avez encore réussi à me donner mauvaise conscience : j'ai les trois volumes du Journal littéraire dans ma bibliothèque, et bien que j'aie lu Amours, le Petit ami et je ne sais quoi d'autre, je n'ai réussi, jusqu'à aujourd'hui, qu'à parcourir quelques pages du Journal, ici et là, sans m'y atteler sérieusement, un peu parce que les volumes sont gros, que les caractères sont petits et que, même la bible, je ne la lis pas sur du "papier bible". Pauvres excuses, d'autant plus impardonnables que je voue un admiration sans bornes à Léautaud, l'homme (qui me fait hurler de rire), et l'écrivain qui me rend jalouse.
RépondreSupprimerLancez-vous ! Ouvrez le premier volume à la première page et laissez-vous aller : Léautaud fera le reste…
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