Le journal de Philippe Muray, nous apprend-on, comptera six volumes (de six cents pages, si l'on se réfère à ce premier), qui paraîtront à raison de deux par an. Je viens de recevoir le premier, très beau livre, d'une sobriété qui fait honneur à son éditeur, avec qui, comme chacun le sait, je n'ai aucun lien particulier pouvant m'entraîner à en dire du bien. Pour ce qui est de la compréhension du titre, les non-latinistes – c'est-à-dire désormais tout le monde, moi y compris hélas – en trouveront l'explication ici. Le sous-titre peut également surprendre : comment un journal pourrait-il être autre chose qu'intime ? Et comment pourrait-il n'être que cela ? Il est possible que, dans sa postface, Anne Sefrioui, veuve de l'écrivain et maître d'œuvre de cette édition, donne des éclaircissements : on verra.
On verra car, déjà que je ne lis jamais les préfaces avant de plonger dans le texte qu'elles bornent, à plus forte raison les postfaces, évidemment, même si j'en connais l'auteur (ou l'auteure ou l'auteuse ou l'autrice ou l'auteresse, pour le plaisir de faire ricaner Muray), et alors par de multiples côtés, je vous prie de le croire : Anne et moi, c'est un peu comme si, ne se voyant presque jamais, on se connaissait de tout temps ; c'est un peu bizarre. – Mais revenons à Muray.
La plongée dans ce journal, pour qui a lu et relu et rerelu et tralalu les Exorcismes spirituels, Après l'histoire, ou l'Empire du Bien, c'est du brutal, comme on dit dans les Tontons. Si j'étais journaliste et que je devais justifier mon salaire par une recension, je dirais que l'on découvre un Muray d'avant Muray : ça impressionnerait beaucoup mes abonnés et pourrait me servir pour une demande d'augmentation. Le problème (pardon : le souci), c'est que ce serait tout à fait stupide, et c'est pourquoi vous allez forcément le lire dans vos journaux habituels. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de Muray d'avant Muray. Sans doute y a-t-il un Muray qui – dans les quelque cinquante pages que j'ai lues – cherche à être Muray, et se cogne un peu la tête contre des murs dont nous, lecteurs du futur, savons bien qu'ils n'existent pas ; ou, en tout cas, qu'il va bientôt les enfoncer avec la facilité d'un enfant en bas âge plongeant son index dans son assiette de purée.
Ce que l'on voit et lit, c'est un jeune homme, d'après l'état-civil, qui n'a pas encore trouvé le moyen de devenir le jeune homme qu'il sera ensuite. La lecture est parfois éprouvante – on le sent se regarder écrire, on voit la bave des années soixante-dix comme celle du monstre dans Alien. Mais, dès cette première année – je ne suis pas allé plus loin ce soir –, au détour d'un paragraphe, on sent poindre Muray, exactement comme on voit arriver Balzac dans les romans d'avant Les Chouans.
Il est beaucoup question de René Girard, en cette année 1978, la première du journal, qui commence au 17 août. C'est bien normal : en mars de cette même année paraissait Des choses cachées depuis la fondation du monde, l'un des trois ou quatre livres les plus importants de Girard, que Muray a repérés et compris d'emblée. Quant à moi, je ne découvrirais Girard que trois ou quatre années plus tard. C'est aussi à cette époque de sa vie qu'il commence à écrire des Brigade mondaine, ce que je ferai moi-même à partir de 1986. La première leçon à tirer de ce journal, c'est donc que Philippe Muray a toujours quelques années d'avance sur Didier Goux ; si cette avance pouvait s'allonger un peu en ce qui concerne nos morts respectives, ça m'arrangerait, merci.
Bon, ben nous voilà frais ! Tiraillés que nous sommes entre cette aimable injonction, de l'autre jour, nous recommandant de lire le "Journal littéraire" de Léautaud - trois volumes, deux mille pages chacun, au bas mot - alors qu'il faudrait commencer la lecture de ce "Journal intime" de Philippe Muray, mais surtout ne pas négliger "les trois ou quatre livres les plus importants de René Girard".
RépondreSupprimerJ'en arrive à me demander si certains de vos lecteurs ne seront pas tentés d'aller chercher le "Muray d'avant Muray" dans ses Brigade mondaine ?
Encore faudrait-il savoir lesquels sont de lui et lesquels non !
SupprimerLe Dunois d'un temps que vous fûtes ne pouvait ignorer la phrase "Omnes vulnerant, ultima necat" car elle figure sur le cadran solaire de la pharmacie qui fait l'angle de la place du 18 octobre et de la rue Toufaire (qui mène à la promenade du mail).
RépondreSupprimerJe m'intéressais assez peu aux pharmacies, en ces temps, et pas du tout aux cadrans solaires…
SupprimerLa coupable indifférence aux pharmacies et aux cadrans solaires dont fit, un temps fut, preuve une certaine jeunesse n'est pas une des moindres causes des malheurs que connaît aujourd'hui la Nation Française. Nous n'avons pas fini d'en payer le prix, hélas !
SupprimerJ'ai été stupéfait d'apprendre en lisant Causeur que Muray gagnait sa vie en écrivant sous pseudo des Brigades Mondaines. Muray, dont les oeuvres officielles nous disent la bêtise, la médiocrité, le panurgisme, la vulgarité de notre époque, écrivent par ailleurs des bouquins où on retrouve tout çà au centuple. N'y voyez-vous pas une contradiction ou un paradoxe? Ou alors si on doit se résoudre à ce travail pour manger autant l'assumer et signer de son nom.
RépondreSupprimerLes Brigade mondaine étaient censés n'avoir qu'un seul auteur (ce qui était vrai les premières années). C'était d'ailleurs la première difficulté de l'exercice, constituant une sorte d'examen de passage, celle qui consistait à se couler dans le moule préexistant. Pour ce qui est de la contradiction, j'avoue que je ne la vois guère : reprocherait-on à un peintre en bâtiment de réaliser des tableaux durant ses loisirs ? Ou, à l'inverse, à un peintre de rafraîchir des cuisines et des salles de bain pour adoucir ses fins de mois ?
SupprimerD'autre part, je trouve votre vision des BM assez injuste.
De même saurait-on blâmer le blogueur qui, pour se délasser de sa haute mission, rédigerait des listes de courses ?
SupprimerJ'espère bien que non…
SupprimerJe ne comprends pas le rapprochement. Je ne vois aucun problème pour un artiste qui n'arrive pas a gagner sa vie de faire un travail manuel et de le dire à tout le monde.
SupprimerJ'en vois un pour un intellectuel qui vient pointer les bassesses et la vulgarité de son époque de se planquer pour écrire des bouquins qui multiplient les scènes de cul, de sadisme, de torture ...
Brindamour, vous êtes iconoclaste. Ici on ne touche pas aux écrivains réacs (pour aller vite, on pourrait être tenté de mieux les définir) que sont Muray, Renaud Camus, Millet, Finkelkraut, Zemmour sans doute et quelques autres, qu peuvent écrire ce qu'ils veulent, on n'y touche pas même avec des arguments efficaces comme le vôtres.
SupprimerIl y a une littérature pour l'élite qui marécage ici, et une littérature pour le peuple abruti et sans conscience tout juste bon à avaler du polar à la chaîne et du France Dimanche sur cinq colonnes.
Robin
Si l'on devait jeter la pierre aux auteurs ou autres qui ont accepté des commandes alimentaires alors il resterait peu de monde à apprécier. Tout ceci ressemble à un règlement de compte.
SupprimerOn peut dire des tas de choses de son quotidien journalier sans entrer dans son intimité. Vous le faites parfois très bien d'ailleurs.
RépondreSupprimerJ'aurais été tenté de dire que certains ne pénètrent jamais leur propre intimité, mais c'est en réalité fort prétentieux car on sait finalement très peu de choses sur l'intimité des autres.
En tout cas, je constate que vous semblez goûter particulièrement journaux intimes et correspondances d'écrivains, je ne sais pour l'instant comment ni même s'il faut l'interpréter.
J'aime en effet beaucoup cela, les correspondances, journaux, mémoires… C'est peut-être la mauvaise influence de Léautaud ?
SupprimerSalaud !
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec vous sur ce point. Si trois ou quatre métaphores se présentent à l'esprit de Muray, il ne choisit pas et nous les aligne toutes les quatre ; c'est sans doute une des raisons pour lesquelles il n'a jamais pu être romancier.
RépondreSupprimerJe n'en mettrai pas mon anus au pal, ni tuerai mon temps à vérifier, mais j'ai le vague souvenir que cet adage : « Omnes vulnerant, ultima necat » fut tiré (et sans doute après cuisiné) d'un texte de Sénèque. Du reste, si une telle source est avérée, ce serait bien rigolo car, comme vous le savez, cet antique et stoïque philosophe fut le précepteur accablé du très quantique empereur Néron qui régnait déjà sur un monde festif, chaotique et déliquescent sur lequel un dénommé Juvėnal porta à son plus grand péril un regard "murayen" avant notre Philippe AOC, c'est-à-dire, critique, narquois, cruel, analytique, intelligent, érudit et surtout « réactionnaire » au sens étymologique du mot et en aucun cas « conservateur », voire même "subversif", mais hélas, in fine, absolument vain (la synthèse, puis les gestes de destruction-reconstruction, manquant) sachant que si la critique (même géniale) est aisée, l'art reste difficile.
RépondreSupprimerOn pourrait continuer cette étrange similitude de la Rome antique de cette époque avec notre modernoeud Occident ou Europe, sachant que les Néron et autre Juvènal, Hadrien, Constantin ou Julien eurent eux aussi beaucoup d'emmerdements avec un groupuscule fondamentaliste exogène qui compta dans ses rangs nombre de martyrs, de héros et de sains gens criant « Je suis C. », mais aussi pas mal de noyauteurs, magouilleurs, parasites, comploteurs et disons-le enfin, de terroristes aussi... [keuf, keuf ! Mais pourquoi, je tousse là ?] Bien à vous.
à combien le volume ?
RépondreSupprimerune réduction si on achète les 6 d'un coup?
35 € si je me souviens bien (je n'ai pas le volume sous les yeux). Si vous voulez les six d'un coup, il va vous falloir attendre trois ans, si bien que, en effet, vous risquez de les trouver pour moins cher…
SupprimerJ'ai plus pensé à la une de l'Équipe.
RépondreSupprimerEncore que nous sommes là à nous gausser du taulier et que je veux bien être pendu si un de nous était capable de foutre un pareil titre.
Excellente critique de ces journaux de Muray dans le Figaro magazine. Etant très loin d être un spécialiste de Muray, n'ayant lu qu un bouquin de lui, j ai été surpris d'apprendre, selon l'auteur de la critique en question, que Muray était un catholique fervent et que ce serait cette religiosité qui portait son génie et son avant-gardisme.
RépondreSupprimerUn élément de réponse peut-être : sur sa tombe au cimetière du Montparnasse à Paris, il n'y a pas de croix..
SupprimerJoël.