Le dernier livre important de René Girard s'intitule Achever Clausewitz ; il est paru en 2007. C'est la première fois, à ma connaissance, que le Girard anthropologue quittait le terrain qui était le sien, l'humanité primitive, pour s'occuper du monde moderne et contemporain. Sa lecture de De la guerre est franchement apocalyptique, et elle l'est de manière tout à fait volontaire et consciente. Pour Girard, “achever” Clausewitz, c'est pousser les découvertes et intuitions du théoricien prussien jusqu'à leurs conséquences logiques, en tenant compte des presque deux siècles qui se sont écoulés depuis qu'il écrivait son traité. C'est par conséquent se rendre compte que les notions clausewitziennes de “duel”, d'“action réciproque” ou de “montée aux extrêmes” tendent désormais à s'imposer comme unique loi de l'histoire. La guerre n'est plus “la politique poursuivie par d'autres moyens” : les moyens guerriers sont devenus des fins, l'apocalypse a commencé, la violence des hommes, devenue hors de contrôle, menace désormais la planète entière, et notre survie même. En voici un extrait, pris à la page 57 (éditions Carnets Nord), au début d'un sous-chapitre intitulé La guerre d'extermination – rappelons que le texte date de 2007 :
« Est-ce un principe de mort qui finit de s'épuiser et va ouvrir sur tout autre chose ? Ou au contraire une fatalité ? Je ne peux trancher. Ce que je peux dire en revanche, c'est que nous constatons l'infécondité croissante de la violence, incapable aujourd'hui de tisser le moindre mythe pour se justifier et rester caché. C'est bien cette montée de l'indifférenciation que Clausewitz entrevoit derrière la loi du duel. Les massacres de civils auxquels nous assistons sont donc autant de ratages sacrificiels, d'impossibilités de résoudre la violence par la violence, d'expulser violemment la récprocité. La polarisation sur des victimes émissaires étant devenue impossible, les rivalités mimétiques se déchaînent de façon contagieuse sans jamais pouvoir être conjurées.
« Ces échecs de résolution sont fréquents, quand deux groupes “montent aux extrêmes” : nous l'avons vu dans le drame yougoslave, nous l'avons vu au Rwanda. Nous avons beaucoup à craindre aujourd'hui de l'affrontement ces chiites et des sunnites en Irak et au Liban. La pendaison de Saddam Hussein ne pouvait que l'accélérer. Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l'homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n'a réussi qu'une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours. Le pire est maintenant probable au Proche-Orient, où les chiites et les sunnites montent aux extrêmes. Cette escalade peut tout aussi bien avoir lieu entre les pays arabes et le monde occidental.
« Notez qu'elle a déjà commencé : ce va-et-vient des attentats et des “interventions” américaines ne peut que s'accélérer, chacun répondant à l'autre. Et la violence continuera sa route. L'affrontement sino-américain suivra : tout est déjà en place, même s'il ne sera pas forcément militaire au début. C'est pourquoi Clausewitz se réfugie pour finir dans la politique, et dissimule son intuition première. Cette montée aux extrêmes est un phénomène totalement irrationnel, dont seul, à mon avis, le christianisme peut rendre compte. Car il a révélé depuis plus de deux mille ans l'inanité des sacrifices, n'en déplaise à ceux qui voudraient encore croire à leur utilité. Le Christ a retiré aux hommes leurs béquilles sacrificielles, et il les a laissés devant un choix terrible : ou croire à la violence, ou ne plus y croire. Le christianisme, c'est l'incroyance. »
Si "le bon sens consiste beaucoup à connaitre les nuances des choses", est-il permis de dire que René Girard manquait cruellement de bon sens? (et non, je n'ai pas le temps de développer cette idée - désolé)
RépondreSupprimer"ou croire à la violence, ou ne plus y croire. Le christianisme, c'est l'incroyance."
RépondreSupprimerEst-ce que la violence est toujours le mal ?
Je n'ai pas lu Clausewitz, mais j'ai toujours été étonné par sa célèbre formule, que j'aurais personnellement énoncé à l'envers : " La politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens".
RépondreSupprimerIl me semble que la meilleure façon de trouver une réponse à votre étonnement est justement de lire Clausewitz.
SupprimerVous comprendrez pourquoi on cite très souvent Clausewitz, et jamais Elie Arié.
@ waa
SupprimerAttendez un ou deux si-cles, et vous verrez bien lequel des deux sera le plus cité.
Bref, c'est toujours la guerre...
RépondreSupprimerMais il me semble que votre version est incluse dans celle de Chausewitz.
Le caractère ludique de la guerre est couramment reconnu. Cet aspect de la guerre n'échappe pas à ses protagonistes, même s'il est difficile de le proclamer ouvertement. Je me demande, à vous lire, si René Girard en a tenu compte.
RépondreSupprimerDans "De la guerre" (liv. 1, chap. 1), Clausewitz écrit un sous-chapitre intitulé « Comme par nature objective, la guerre devient également jeu par sa nature subjective ». La guerre lui paraît semblable à un jeu de cartes, auquel il la compare, avec des joueurs nouveaux issus du mérite et des règles nouvelles issues de la Révolution française.
Il semblerait qu'aujourd'hui se créent de nouvelles sphères du jeu où les règles éthiques sont devenues caduques, définitivement abolies. Ce qui peut ressembler à un vain sacrifice pour certains ne l'est pas aux yeux de ses principaux acteurs pour qui la guerre est le jeu des jeu, celui capable de produire le plus de plaisir et de destruction.
Les peuples civilisés et décadents n'ont plus besoin du symbolisme des sacrifices.
RépondreSupprimerCe qu'il leur faut néanmoins, et en abondance, ce sont des rituels sémantiques complexes. Or, le discours politique représente précisément l'un de ces rituels et lorsque le génie créatif vient à se tarir sur ce plan aussi, les pires chaos sont à craindre...
Montée aux extrêmes? On y assiste actuellement même si Clausewitz n'avait pas prévu la forme qu'elle prendrait. Ce déferlement de migrants vers l'Europe et ses conséquences prévisibles n'illustrent-ils pas cette montée?
RépondreSupprimerDe tous temps, les humains ont envahi les voisins lointains ou proches à la recherche d'un sort plus propice à ce qu'ils croient être une amélioration de leur sort. La différence étant que les barbares trouvaient rarement un accueil aussi favorable que celui qui leur est fait dans nos contrées. Nous avons cette " supériorité " ahurissante sur nos anciens, la conséquence étant qu'on va mourir sans même avoir sorti une lime à ongles pour se défendre;
SupprimerClausewitz : défense et illustration de la petite bête qui monte, qui monte !
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