Ah ! celui-là, on peut dire que je ne l'ai pas laissé passer, dans les deux sens du terme ! Quand sa mère – une brune un peu trop potelée dont le sourire triste s'était conjoint un soir à quelques whiskys pour me la faire trouver désirable, et qui n'avait pas rechigné à mes avances lourdaudes –, quand sa mère, mine en berne, m'a annoncé qu'elle était enceinte mais que, pas de problème, heureusement, de nos jours, le Planning, les cliniques, je lui ai retourné la seule vraie beigne que j'aie jamais donnée à une femme ; ça l'a impressionnée favorablement quant à mes qualités de futur père, ai-je pensé, et elle a tout de suite décidé, en se frottant la joue, de garder l'enfant, comme on dit, cet enfant dont je n'ai jamais douté une seconde qu'il fût un garçon – c'est-à-dire toi.
Tu es venu au monde sans le moindre problème, m'ont affirmé ta mère et l'obstétricien (mais où vont-ils chercher des noms pareils ? C'était très bien : accoucheur, tout le monde comprenait ! Enfin…), car tu dois imaginer sans peine que j'ai refusé énergiquement d'assister à ta sanguinolente survenue : le gore c'est amusant à la télévision, en dehors de ça… Quand je t'ai vu, tu étais tout propre et fort laid, comme n'importe quel nouveau-né. Je pourrais te faire croire que je t'ai trouvé beau et que je suis tombé instantanément amoureux de toi, mais ce serait d'une grossièreté sans nom ; et, me connaissant comme aujourd'hui, tu n'y croirais pas une seconde, de toute façon. Enfin, tu étais là.
Les premiers temps, c'était amusant et troublant, ta mère et moi avons eu l'impression de vivre vraiment ensemble, tellement j'étais toujours fourré chez elle, c'est-à-dire chez toi. D'ailleurs, un soir, j'ai bien failli rester, dormir là, dans cette chambre contiguë à la tienne et que tu connais bien, si ridiculement décorée : ta mère, ce soir-là, tu devais avoir deux mois, s'était brusquement sentie “redevenir femme”, comme on dit dans les magazines, et c'est moi qui me trouvais là. Au bord de céder à ses manœuvres, assez attendrissantes de maladresse, je me suis récusé. J'ai invoqué je ne sais quel grand principe, quelle raison raisonnable, mais je dois te dire – tu es assez grand, il me semble – que je ne mourais pas d'envie de revoir ta mère nue et haletante maintenant que, justement, elle était ta mère – et ajoute à cela qu'elle n'avait encore reperdu aucun des nombreux kilos pris pendant ta gestation, ce qui compte tout de même.
Tes dix ou douze premières années ont été un pur enchantement, pardon pour ta modestie. Ma hantise, durant la grossesse de ta mère, et ça finissait par tourner à l'idée fixe, était d'avoir engendré un crétin. Tout le reste, ce que tu pourrais devenir, m'étais presque indifférent, je me serais même accommodé d'un grand criminel, pourvu qu'il fût brillant, mais je ne pouvais accepter l'idée de l'imbécile ordinaire, épais, satisfait de lui-même et de tout – je crois que je t'aurais encore préféré mongolien.
Mais non : dès l'âge miraculeux où les mots affluent au cerveau et à la bouche des enfants, j'ai su que mes craintes étaient sans objet. Pendant au moins deux ans, j'ai noté chaque soir, avec jubilation, les paroles nouvelles qui t'étaient venues dans la journée, les tournures, les tentatives de phrases. Pour cela, je rends grâce à ta mère qui, même lorsqu'elle s'est mise à vivre avec ton connard de beau-père, a toujours considéré que j'étais chez moi chez elle, ce qui fait que j'étais sans cesse présent, presque comme un père à temps plein, tu dois t'en souvenir. Tu sais, je me demande parfois si ta mère n'est pas la seule femme qui ait vraiment compté dans ma… Oui, bon, on ne va pas tomber là-dedans.
Ce qui m'a été le plus précieux, longtemps, c'est de venir te chercher à l'école, moi, le père du plus brillant élève de toutes tes classes successives. Je crois que ta mère n'a jamais compris pourquoi j'étais si arrangeant sur ce sujet, toujours prêt à la remplacer à la grille ; ou peut-être que si, après tout : on se parlait peu. Je jouissais réellement d'être à la fois très aimable avec les mères de tes co-détenus, presque charmeur parfois (d'ailleurs, je peux bien te le dire maintenant : je m'en suis tapé trois ou quatre, au fil des cours préparatoire, élémentaires et moyens, sans qu'elles me laissent le moindre souvenir, ni moi à elles, je suppose), et en même temps les toisant avec une certaine pitié pour n'être pas ta mère à toi, pour être contraintes de s'arranger du futur guichetier de banque qu'elle traînaient vers leur HLM à bout de main, cependant que, moi, j'avais à ma jambe ce petit joyau qui, les yeux levés vers moi, me demandait avec une imploration joueuse si on on aurait le temps de s'arrêter “chez Mac Do” pour avaler un milk shake, « mais i' faut pas l'dire à maman, sinon el' va gueuler ».
Ton entrée en quatrième a sonné comme un glas. Il a dû se passer quelque chose, cet été-là, que je n'ai pas vu, pas compris, ou refusé. Mais en septembre, tu étais devenu quelqu'un d'autre. Encore mon fils, évidemment, mais quelqu'un d'autre. Le glas a résonné presque dix ans : c'est long ; et c'est une chose que je n'ose toujours pas aborder avec toi, même l'autre soir, dans ton studio, après le resto grec, où on était quand même sévèrement bourré, il me semble. À la fin, alors que j'insistais ridiculement pour finir la bouteille d'immonde cognac, tu m'as couché dans ton lit et tu es allé t'installer tant bien que mal dans le gros fauteuil de cuir pourri qui vient de chez moi. Je n'ai pas mis longtemps à m'endormir, saoul comme je l'étais, mais tout de même un peu plus que tu ne l'as sans doute cru (je faisais exprès de respirer bruyamment et régulièrement, pour que tu crois que…) ; et je t'ai entendu me veiller, si je puis dire. Ce n'est pas désagréable, pour un père, d'être veillé par son fils, de sentir dans son souffle cette nuance d'inquiétude et de guet. On repense à la grille de l'école primaire, aux enfants qui jaillissent du bâtiment comme un vol d'hirondelles, on revoit le seul qui nous importe, pas différent des autres, mais cerné d'une espèce de halo, on se retrouve un peu jeune, debout sous l'orme aux racines veineuses, et on s'endort finalement, avec le pressentiment de la gueule de bois.
Vous allez nous en sortir un pas jours, des mômes ?
RépondreSupprimerNon, non : un fils et une fille, ça me suffit…
SupprimerDes jumeaux!
SupprimerEh ! oh ! je ne vais pas faire un élevage non plus !
SupprimerJ'ai compris ! Vous allez faire comme la Crevette et multiplier les enfants...
SupprimerBobiyé (si si)
SupprimerDonc la "brune un peu trop poteléE" vous a bel et bien fait un fils !
RépondreSupprimerCar on y croit dur comme fer à "ce petit joyau" !
Corrigé ! Il y en avait d'ailleurs deux ou trois autres du même genre…
SupprimerJe vous préviens que si votre prochain billet est " à ce château que je n'ai jamais eu" avec son parc et sa charmille, son souterrain, ses écuries vides(à l'exception du vieux poney aveugle à la crinière blanche qui épongea les larmes de vos chagrins d'enfant) où vous lutiniez la fille du garde-chasse au lendemain de vos quatorze ans , ou bien "à l' arrière-grand oncle Octave que je n'ai jamais eu" artisan cordonnier aux doigts gourds sur la fin de sa vie (façon Giono dans ses pires heures), je vous engueule.
RépondreSupprimerVous mériteriez que je l'écrive, tiens !
SupprimerVous m'hériteriez que d'affectueuses moquerie si vous le commettiez.
SupprimerVous savez, on vous lit et on vous comprend.
Soit Suzanne fait des fautes soit ses jeux de mot sont pourris.
SupprimerAlors là, en voilà un qui est mal placé pour critiquer les jeux de mots des autres.
SupprimerIl y a du mauvais Giono ?
SupprimerRobert, pas mauvais, non...
SupprimerMais certaines compilations de chroniques sont très très très lyriques, avec force répétitions sur la supériorité de l'ancien, une exaltation qui confine au mysticisme quand il parle du travail bien fait de l'artisan en prise directe avec l'âme de ses ancêtres et les forces de la nature (dans la première partie de sa vie littéraire, et surtout avant 1940).
J'aime beaucoup Giono et j'ai presque tout lu de lui (à part le théâtre), mais c'est le Giono de la deuxième période que je préfère. Celui du hussard, de Noé, etc.
Merci Suzanne de ma faire rire alors que j’étais en train de pleurer sur la fin de ce billet.
Supprimeron ne va plus au Mac Do mais on se fait un grec, je parle du truc gras avec de la viande mouton et des frites pas du gonz.
RépondreSupprimerToujours aussi bien écrit comme celui sur la fifille.
Je vous signale que le grec y est également, vers la fin…
SupprimerUn jour, j'ai demandé à un "Grec" (fortement turc, le Grec) ce qu'il y avait dans ses grecs. Il m'a répondu : de la dinde.
SupprimerMoi je pensais, naïvement, que les grecs étaient faits avec de l'agneau. C'était sans doute le cas lorsque les grecs étaient... grecs (car oui, ce temps a existé). Mais c'était il y a longtemps.
De véritables restaurants grecs, il n' y en a plus beaucoup dans Paris, ceux de la rue Mouffetard le sont ils encore peut être par leur infect pinard, le résiné.
SupprimerAurons-nous demain : " A mon transgenre " ?
RépondreSupprimerVous noterez que je glisse rapidement sur une longue période de dix ans, dans la vie de mon fils : qui sait ce qui a pu lui arriver durant ce temps ?
SupprimerMichel m'a brûlé la politesse. Je m'apprêtais à faire un commentaire dans ce sens. j'en conclus que vous avez (au moins) deux lecteurs dotés d'un très mauvais esprit.
SupprimerC'est un strict minimum, à mon sens ! J'espère bien en avoir plus ça.
SupprimerTrès émouvant, comme le précédent.
RépondreSupprimerVous m'avez décidé, je vais faire des billets sur les chiens et les chats que je n'ai pas eu.
Mais oui, vous devriez !
SupprimerSans flagornerie aucune, j'aime beaucoup votre veine élégiaque. Si ce n'était pas déjà pris (par "qui vous savez", comme dirait M. Brunet), vous pourriez réunir tous ces textes sous le titre : "Le Bord des larmes"...
RépondreSupprimerQuand je serai grand, je veux faire Renaud Camus, comme métier (mais avec un peu plus d'argent, si c'est possible).
Supprimer"(mais avec un peu plus d'argent, si c'est possible)" : Certes, de ce point de vue, c'est assez préoccupant ; mais songez à la gloire médiatique qui vous attend, c'est tout de même une belle compensation !
SupprimerOn aurait pu aussi aimer lire "A ma maitresse que je n'ai jamais eue", mais visiblement vous en avez eues... bon.
RépondreSupprimerUn billet sur celles que je n'ai pas eues tournerait vite au roman fleuve voire à la saga : j'ai préféré renoncer.
SupprimerD'autant que ça a déjà été fait par Brassens:
Supprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=wCqTuP1JdFo
Qu'avez vous donc contre les rondes.....
RépondreSupprimerOh la la, rien du tout, bien au contraire ! Mais tout est affaire de proportions et d'harmonie…
SupprimerVous devriez aimer le titre du dernier livre de Jean d'Ormesson (il a toujours eu le sens des titres...C'est à peu près tout, et il a d'ailleurs le mérite de le dire, dans ce bouquin) : " Un jour je m'en irai, sans en avoir tout dit".
RépondreSupprimer"Le sens des titres" : disons plutôt le sens de la citation ; en l'occurrence, il s'agit d'un vers d'Aragon ( "C'est une chose étrange à la fin que le monde / Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit /
SupprimerCes moments de bonheur ces midis d'incendie / La nuit immense et noire aux déchirures blondes." in "Les Yeux et la Mémoire, 1954)
Et v'lan ! Pass-moi l'éponge
SupprimerÇa au moins c'est un titre original !
Peu importe: le sens du titre, c'est de l'avoir choisi.
SupprimerJolies uparies..
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