On ne lit pas beaucoup Alexandre Herzen (1812 – 1870), et on a tort : je garde un splendide quoique lointain souvenir de son autobiographie, Passé et méditations, dont je n'avais malheureusement lu que des extraits, et dans un volume qui a, comme bien d'autres, disparu de mes rayonnages ; cela il y a environ une trentaine d'années. Mais, après tout, peut-être ce livre n'était-il même pas à moi… Chez les Russes, c'est lui l'individualiste radical, et non ce plaisantin mystificateur de Bakounine. Si Herzen a eu beaucoup moins la cote auprès des élites occidentales du XXe siècle que l'idéologue excité que je viens de nommer, c'est peut-être en raison de sa grande méfiance envers toutes les tyrannies, y compris celles qui n'avaient pas encore vu le jour à son époque, ou en tout cas produit leurs pleins effets. Ainsi :
« Le socialisme ira se développant dans toutes ses phases, jusqu'à ce qu'il atteigne ses extrêmes et ses absurdités. Alors s'échappera de nouveau du sein titanesque de la minorité en révolte un cri de refus, et la lutte à mort recommencera, où le socialisme prendra la place du conservatisme actuel et sera vaincu par la révolution à venir, que nous ne connaissons point encore… »
Si cet extrait ne suffit pas à vous convaincre de l'acuité de sa vision, voici ce qu'il écrivait par ailleurs de nous autres :
« Il n'y a pas au monde un peuple qui ait fait verser autant de sang pour la liberté que les Français, et il n'y en a pas qui cherche moins à la réaliser dans la rue, au tribunal, au foyer. Les Français se font une idole de tout, et malheur à celui qui ne plie pas le genou devant l'idole du jour. Partout ce n'est que dualisme, abstraction, devoir abstrait, vertus obligatoires, moralisme officiel et rhétorique, sans relation aucune à la vie vraie. »
Oui, décidément, si je parviens à me faire dégager d'exceptionnels crédits par mon ministre du Budget, tout juste de retour d'un voyage officiel aux marches bretonnes, je crois bien que je vais m'offrir les quatre volumes de Passé et méditations dans les prochains jours (d'occasion, Madame le ministre, d'occasion, je le jure !).
Je suis circonspect dès qu'il s'agit de caractériser des peuples entiers à l'emporte-pièce. Les Allemands aiment recevoir des ordres, les Italiens sont fantasques, les Anglais sont vicieux... C'est toujours un peu faible. Je trouve que ce que dit cet auteur des Français pourrait très bien s'appliquer aux Américains (à ce niveau de généralité peu pertinent, bien sûr). Eux aussi essaient d'imposer liberté, démocratie et tout le bazar...
RépondreSupprimerIl me semble plus intéressant de signaler cette tendance à l'abstraction, à l'idéalisation totalitaire et génératrice de violence, comme une tendance de l'homme en général, qui s'exprime en effet à travers divers peuples en diverses occasions et avec diverses nuances. Mais là, bien sûr, il ne suffit pas d'écrire quatre lignes définitives...
C’est bien d’être circonspect envers les généralisations, c’est encore mieux d’avoir la possibilité de percevoir ce qu’elles peuvent contenir de pertinent au-delà de la formule, sous peine de se retrouver à faire des généralisations plus larges encore…
SupprimerCe n’est pas le sang versé au nom de la liberté qui fait l’intérêt de la saillie de Herzen ici, mais bien son opposition à la façon dont ce prétendu attachement se traduit dans la culture du pays – laquelle a malgré tout une fâcheuse tendance à pas mal caractériser le pays et ses ressortissants, en dépit de louables efforts pour limiter les catégorisations sur les peuples.
Et là, si affligé que je m’en trouve, je dois bien admettre que la propension des Français à verser dans l’abstraction et la position théorique, pour ne pas dire le dogme, est un peu trop notoire pour être un simple cliché. A tort ou à raison, les Français sont connus pour ça dans les affaires, pour ne citer que cet environnement-là, et je le vérifie assez souvent de ma petite fenêtre. Contrairement aux Américains par exemple, lesquels se montrent en général hautement pragmatiques et peu prompts à juger. Ou aux Allemands qui eux se distinguent par leur capacité à se montrer ordonnés et soucieux du détail.
On peut toujours gloser sur les biais de confirmation et relativiser sans fin, mais à l’évidence le regard de Herzen serait encore partagé par pas mal de monde aujourd’hui, et c'est le genre de coup d’œil qui me donne envie de consulter les écrits de ce monsieur, effectivement. Ou au minimum, d’attendre paresseusement que Didier en relaye des extraits croustillants…
Ah, voilà ! Si je ne fais pas tout moi-même ici…
Supprimer"Et là, si affligé que je m’en trouve, je dois bien admettre que la propension des Français à verser dans l’abstraction et la position théorique, pour ne pas dire le dogme, est un peu trop notoire pour être un simple cliché"
SupprimerDonc le caractère "notoire" du cliché en fait une vérité, évidemment confirmée par votre propre expérience. Cela reste un peu vague.
C'est précisément pour cela que j'ai pris l'exemple des Américains, puisque vous aurez du mal à nier que leur caractère impérialiste soit, lui aussi, assez "notoire". Faut-il alors considérer que cet esprit impérialiste soit le fait des Américains dans leur ensemble, et comme une caractéristique majeure de leur culture ? Il y a un pas que j'hésite à franchir.
Quant aux Français, direz-vous que Pascal, que Descartes, que Péguy, que Camus, que Montaigne, parmi beaucoup d'autres, sont des idéologues farouches, des idéalistes forcenés, des sectateurs de principes creux et criminels, d'imbéciles porte-drapeaux ?
Et s'ils ne le sont pas, direz-vous qu'ils ne sont en rien représentatifs de la France ?
Je maintiens que les aperçus en quatre lignes sur des peuples entiers est une idiotie.
Bah. Vous pouvez toujours, comme je l'ai dit sur ce genre de débat il est facile de se retrancher derrière les biais de confirmation et de relativiser sans fin autour du fopagénéraliser. Je suis quand même tenté de vous faire observer que j'apporte un soin particulier à exprimer mes propos en termes de tendances et d'impressions, pas d'une vérité universelle à laquelle tout Français serait soumis.
SupprimerVous raisonnez en termes absolus. Je me contente de relever que ce regard que portent parfois les étrangers sur l'affection des Français pour les raisonnements abstraits et les prises de position de principe n'est pas propre à Herzen. Vous me parlez des meilleurs : pour ceux-là, combien d'idéologues néfastes, d'imbéciles nuisibles, d'intellectuels prétentieux? J'en cite plus facilement que des Descartes en herbe, de nos jours.
Mais mon but n'est pas de vous démontrer par a+b que les Français sont plus intellectualistes que la moyenne. Les aperçus en quatre lignes sur des peuples entiers sont certainement une idiotie, seulement il se trouve que c'est ce que font la plupart des gens. Il en résulte des images qui correspondent à l'idée que beaucoup se font d'un peuple et de sa culture. On peut considérer que ce n'est qu'un ramassis de conneries, mais il y a des idées récurrentes dans la façon dont un peuple est vu, qui ont un impact bien réel dans ses relations avec l'extérieur.
Dans les relations extérieures, peut-être, oui, je vous l'accorde.
Supprimer20 €uros le tome neuf, s'en y a pas être si "mange cagnotte"; bon je dis ça, veut pas foutre le bazar, par contre il y a peu de chance que les livres de ce monsieur trônent dans les bibliothèques des mairies socialistes ou au programme de l'éducation nationale.
RépondreSupprimerUn écrivain admiré par Lénine. Je suppose qu'il a dû sauter les passages défavorables au socialisme.
RépondreSupprimerLa liberté est un concept qui ennuie terriblement les gens de droite, ils veulent bien la vivre mais refusent qu'elle ait un cout, ne supportent pas l'idée, et la travestissent, que certains aient laissé la peau pour la défendre.
RépondreSupprimerHerzen, lui même socialiste, s'est battu, mais qu'importe, l'essentiel est de ne retenir de lui que cette idée qu'en France le sang a coulé, non pour la liberté, mais pour défendre de funestes idéologies.
Ce qui n'a pas empêché Herzen de venir y mourir.
Anne-Laure
Ce n'est pas que certains soient morts pour défendre la liberté qui préoccupe l'"homme de droite" mais que beaucoup de ceux qui promettaient la liberté ont agit en véritable tyrans Les révolutionnaires de tout poil, les communistes et meme les nazis (arbeit macht frei le travail rend libre) ont réussi l'exploit d'etre encore plus cruels que les rois, les seigneurs ou le clergé qui représentaient pourtant le mal absolu a leur yeux et a ceux d'une partie du peuple Et d'ailleurs qui sont les personnes les plus libres sinon les voleurs et les criminels ? Ces gens la sont les seuls avec les ermites a pouvoir vivre selon leurs propres règles, pulsions ou désirs Voila pourquoi ceux qui promettent la liberté au genre humain sont souvent des escrocs ou des assassins Cela ne veut bien sur pas dire que la liberté, qu'elle soit politique ou économique, ne soit pas souhaitable, juste que trop de liberté tue la liberté L'excès n'est jamais bon quel que soit le domaine concerné Et comme l'homme est un "animal" social comme le loup, la fourmi ou le chimpanzé, la liberté totale ne peut que rester a l'état de reve
RépondreSupprimerSuperbe découverte, je vous remercie.
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