Pourquoi relire ce roman de Zola, l'avant-dernier des Rougon-Macquart (le dernier est oubliable) ? À cause de Henry James qui, dans sa brève étude sur Zola, en dit grand bien, alors que j'en avais, moi, un souvenir d'une tiédeur extrême, c'est le moins que je puisse dire : ça valait la peine d'y retourner. Souvenir remontant à une trentaine d'années : à l'époque, j'avais souscrit, auprès d'un éditeur par correspondance essayant de faire croire qu'il faisait des livres de qualité, pour les vingt volumes ; ils arrivaient chez mes parents à raison de deux par mois, ce qui m'a fait lire les Rougon comme en me jouant, à mesure des livraisons. J'en ai relu un certain nombre depuis, mais pas celui-là, jusqu'au début de cette semaine.
La Débâcle est l'un des plus épais romans du cycle, découpé en trois parties. Les deux premières sont époustouflantes, qui nous plongent au cœur de la guerre de 70, depuis les premières défaites alsaciennes jusqu'au désastre de Sedan. Naturellement, je suis “bon client” pour tout ce qui concerne les batailles et l'écroulement final : ma famille maternelle est sedanaise, j'ai passé dans cette ville des marches beaucoup de mes vacances d'enfant, j'y ai même vécu quelques mois avec Catherine, en 1997, sur ce même boulevard Fabert où ont vécu mes grands-parents et tous leurs enfants, depuis je ne sais quand jusqu'à 1974. Zola est un homme qui connaît son métier, un romancier consciencieux (et ce n'est pas, dans mon esprit, le rabaisser que de le dire) ; si bien que, comme lors de ma première lecture, j'ai eu ce plaisir rare de me promener dans une ville à quoi ma vie est indissolublement liée, mais telle qu'elle était avant même la naissance de mon arrière-grand-père (1879 – 1968). Par exemple, dans une scène particulière de la deuxième partie, je suis certain que l'on était à quelques dizaines de mètres de la maison que mes parents ont occupée durant la vingtaine d'années de la fin du siècle mort ; et que, plus tôt, dans la première partie, les troupes arrivant de l'Est ont dû passer à moins de cent mètres de celle que mes grands-parents ont occupée de la retraite de mon grand-père à sa mort.
Mais, évidemment, vous vous en foutez et préféreriez savoir ce que vaut, à mon sens, le livre (je parle des cinq ou six lecteurs qui n'ont pas encore déserté). Il vaut beaucoup dans ses deux premières parties, soit pendant 350 pages sur 520 (dans mon édition ridicule). La maîtrise de Zola, des foules et des hommes, des bataillons et des individus, y est prodigieuse, ainsi que son art d'incorporer les uns aux autres : ce roman suffirait à discréditer pour jamais les mesquineries incessantes de Goncourt à son endroit. Mais le roman décline et devient ennuyeux dans sa dernière partie, lorsque, après le désastre de Sedan, on passe au siège de Paris et à la Commune. Pourkoidon ?
Il me semble que cela tient à ce que Zola a très habilement semé, lors des deux premières parties, des pistes romanesques concernant les divers (et nombreux) personnages qu'il jette dans sa fournaise, par ailleurs admirablement rendue. Le problème est que, Zola étant plus l'écrivain des masses, des mouvements, des convulsions que des destinées personnelles (il est presque l'anti-Balzac de ce point de vue, mais ça nécessiterait un autre billet), lorsqu'il réduit l'angle de sa caméra, si je puis dire, pour se centrer sur ces hommes et ces femmes qu'il a magistralement jetés dans la fournaise de ses deux parties initiales, le lecteur s'aperçoit très vite que… eh bien qu'il se fout de ce qui peut arriver à Pierre, à Paul, ou à Jacqueline et à Ginette : ils étaient parfaitement, avant, incorporés à la pâte volcanique du roman ; une fois extraits, ils deviennent de petits fruits confits sans grand relief, ni couleur, ni saveurs. Et, pis que tout, le dénouement est visible plusieurs dizaines de pages avant qu'il ne se produise. À ce stade, quand se produit enfin ce qu'il attend depuis vingt minutes, le lecteur repense à L'Éducation sentimentale et à la petite phrase couperet précédant le “grand blanc” que Marcel Proust admirait fort à cet endroit : « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. » À la fin de La Débâcle, nul n'est béant, chacun savait déjà depuis trente ou quarante pages qui allait tuer qui.
Néanmoins, il serait bien dommage de se priver de ce roman. Ne serait-ce que pour voir comment un écrivain de gauche, mais incapable de dire autre chose que la vérité de ce qu'il voit (et, là, Zola rejoint Balzac), parle de cette fameuse Commune dont certains guignols continuent de se gargariser encore aujourd'hui.
Et vous espérez que je vous lise alors que j'ai fait une tartine pire que la vôtre ?
RépondreSupprimerJe n'espère plus rien depuis longtemps…
SupprimerVotre arrière-grand-père est donc mort à moins onze ans (1979 - 1968). :-)
RépondreSupprimerAh, c'est malin !
SupprimerLa lecture de votre billet ce soir m'a fait faire une bêtise. Voulant vérifier le nombre de pages du roman dans mon édition (Eugène Fasquelle, 1927) j'ai glissé de l'escabeau et laissé tomber le premier volume qui a, du coup, perdu sa couverture. Dans cette édition là, La Débâcle fait 586 pages. S'y ajoutent ensuite une quarantaine de pages de notes et commentaires par Maurice Le Blond.
RépondreSupprimerC'est une lecture qui m'avait laissé un peu déprimé, tant est fort le parallèle qu'on ne peut s'empêcher de faire avec l'autre débâcle, celle de 40. Au coeur de ces deux défaites on retrouve votre bonne ville de Sedan, un nom qui pendant longtemps n'a pas résonné de la même façon dans les mémoires françaises ou allemandes. Heureusement tout cela est oublié et l'Allemagne ne fête plus le "Sedantag" (2 septembre).
Le parallèle que vous dites m'a frappé également.
SupprimerMerci, vous m'avez donné envie de lire l'un des rares livres de Zola (Oui, oui je me suis "tapé" des évangiles: Fécondité par exemple !) que je n'avais pas lu. Car j'avais fini par en avoir assez de
RépondreSupprimerl' "inéluctabilité" du destin de ses personnages, et dire à un livre "bon, on a compris elle va finir par mourir dans une misère atroce, avance mec !"
ça ne sert à rien et comme j'étais une ado du genre bête et disciplinée, je lisais tout ... ou j'abandonnais l'auteur !
Vous me direz : abandonner Zola après Fécondité, j'ai des circonstances atténuantes ! (et moi non plus je n'ai pas fait d'enfant !)...
Je trouve surtout que vous avez bien du mérite à vous être tapé les trois villes et ce qui existe des évangiles !
SupprimerUn roman aux relents réactionnaires, je comprends que vous l'aimiez.
RépondreSupprimer"C’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’empire, détraquée de rêveries et de jouissances."
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