Ce n'est pas un film parfait qu'a réalisé Denys Arcand en 2007, mais c'est à coup sûr l'un des plus déprimants que je connaisse, même si l'on y rit beaucoup : d'un rire toujours un peu étranglé, néanmoins. Nous avons replongé dans L'Âge des ténèbres hier soir, parce que le DVD venait d'en arriver, et que nous avions déjà revu, avant notre échappée alsacienne, Le Déclin de l'empire américain suivi par Les Invasions barbares. Je ne reviendrai pas sur les imperfections de ce troisième volet du triptyque (scènes oniriques trop nombreuses, longueur de l'épisode moyenâgeux…) ; mais, comme je ne trouve rien à y redire ni changer, je vous remets un long extrait de ce que j'écrivais à propos du film il y a tout juste huit ans. Voici :
[…] il s'agit d'une œuvre forte, sombre, glaciale, tranchante, parcourue
de bout en bout (sauf la fin, encore une fois) par un ricanement de tête
de mort. Mais, pour autant, il ne s'agit pas d'un film réactionnaire. Dans la tonalité générale de cet Âge des ténèbres, un motif réactionnaire (c'était-mieux-avant)
sonnerait encore comme une note fausse et joyeuse. Et ce qui nous
interdit de céder à cette pente douce, c'est l'épisode à peu près
central – mais tout de même décalé vers la conclusion – du tournoi
moyenâgeux. Scène burlesque, volontairement outrée et trop longue, mais
indispensable pour amputer tout le monde
de toute velléité d'espoir. On peut déplorer ce monde, il est naturel
que l'on en souffre – comme de son cancer futur, complaisamment mais
froidement décrit au personnage central —, mais il est hors de question
de l'annuler au profit de celui qui s'est effacé devant lui. Déplorer le
passé serait revenir aux tournois de chevalerie qui, eux-mêmes, étaient
déjà des combats “pour rire”. Et si on se mêle d'y revenir en effet,
les armures se mettent à sentir la boîte de conserve, à sonner comme
elle. Et la dame pour qui l'on se bat – dans une scène gesticulante et
farcesque qui nous ramène à Chaplin, origine du cinéma comme la
chevalerie l'est de l'Occident – n'est plus rien d'autre que de la chair
à psys, une pauvre illuminée dont la prise sur le réel est peut-être
encore moindre que celle de la mère de Jean-Marc Leblanc, que sa maladie
d'Alzheimer plonge dans un silence incompréhensif, d'une intensité
pénible.
Car il s'appelle bien entendu Jean-Marc
Leblanc. Sa malédiction s'origine dans son état-civil, et aussi dans ce
visage qui ne peut plus exprimer quoi que soit, alors que celui de sa
mère est d'une furieuse intensité de douleur. Il est Leblanc. Ses seuls
amis sont un nègre (ce n'est pas moi qui emploie le mot, mais eux-mêmes)
et une lesbienne, qui, écrasés par les mêmes forces mécaniques,
finissent eux aussi par devenir des Leblanc comme les autres : c'est
l'assimilation terminale. Le nègre a encore la force de “se taper la
femme blanche”, mais c'est à la suite d'un speed dating
grotesque et morne, et elle est elle-même déjà morte (une sorte de
Leblanc au carré), et on sent bien que lui-même n'en a plus pour
longtemps : il est encore plus ou moins un souvenir de brousse, un
parfum de savane, mais presque entièrement happé, déjà, par le
gouvernement provincial du Québec dont il fait désormais partie, telle
une métastase rendue inoffensive dans un organisme immunisé contre tout.
Il ne sera plus nègre très longtemps : on lui apprendra rapidement à
rire selon la technique des voyelles, internationalement reconnue.
J'ai
parlé de Chaplin à propos du burlesque de la scène médiévale. Il
réapparaît à ce qui aurait pu, aurait dû être la vraie fin du film, sept
à huit minutes avant celle qui nous est proposée. Jean-Marc Leblanc
sort de sa maison après avoir dit son fait à sa Desperate housewife
hyper-battante, et part sur la route, vers l'horizon. Sauf qu'il n'y a
pas d'horizon, bouché qu'il est par les pavillons cossus de cette sorte
de Wisteria Lane
montréalais. Et qu'il n'est pas filmé à hauteur d'homme, mais écrasé
par une caméra surplombante. Et qu'on a compris depuis déjà longtemps
qu'il fera la route seul, parce que le temps des Paulette Goddard est
bien passé, les temps modernes sont derrière nous.
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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.