Tout au long de ces 350 pages, le lecteur doit se faire de constants rappels pour bien se persuader qu'André Pézard, le futur traducteur et éditeur de Dante dans la Pléiade, l'homme qui a écrit ces pages extraordinaires n'avait alors que 21 ou 22 ans, qu'il était à peine dégangué de son adolescence studieuse.
Son livre couvre la période allant de janvier 1915, date de son arrivée au combat, à septembre 1916, moment où il est évacué du front de Somme pour blessure. L'essentiel de cette année et demie, il va la passer à Vauquois et dans ses alentours immédiats. Vauquois est un village de la Meuse, situé à 33 km à l'ouest de Verdun (32 seulement si vous faites tout le trajet par la D 38 au lieu d'emprunter d'abord la D 225).
Je ne me hasarderai pas à tenter de résumer tout ce qu'a coûté de morts, de souffrances, de carnages, la possession de cette sinistre Butte de Vauquois, vingt fois prise, déprise, reprise, et perdue encore : seul André Pézard peut le faire. Et, par chance pour nous, à l'occasion du centenaire de la Grande Guerre, la Table Ronde a réédité son livre, désormais peu coûteux et facilement accessible. Livre dont voici, pour donner un bref aperçu de ce qu'il est, un paragraphe “piqué” à la fin de la deuxième de ses trois parties, dans un chapitre qui s'appelle Le Supplice :
« Du bas du Chemin Creux, je regarde les entassements de rochers aux cassures brutes qui déferlent du haut en bas de la Butte. Il y a tout là-haut une petite silhouette bleue, qui se promène, qui saute, qui gigote, qui se glisse partout. C'est le brave Bonnet qui examine le terrain en plein jour, debout sur les ruines. Il songe sans doute à ses hommes qui l'aimaient tant et à qui il n'a pas dit adieu, à tous ces hommes de son âge qui le suivaient ; à ceux du dehors, qui ont senti la terre leur frapper follement sous les pieds et les genoux ; à ceux qui reposaient dans les abris-cavernes, qui furent réveillés soudain ; et aussitôt ils ont été broyés les uns sur les autres, entre le sol, et le plafond, et les parois, qui se pénétraient dans les ténèbres ; sur le dos, ou sur le côté, accroupis, accoudés, renversés, dans toutes les postures où ils s'abandonnaient, il a fallu que leur corps, possédé, sans avoir le temps de se reprendre, de se disposer au moins comme le criminel supplicié, s'incrustât à la pierre, tout tordu, tout écrasé dans ses contorsions.
« Tous se sont crus seuls à être tués, et ils n'ont pas eu le temps de souffrir avec leurs compagnons, ou bien, dans un éclair, leur horreur s'est centuplée.
« Et leur cri a été retroussé dans leur gorge par la pierre.
« Oh ! vous autres, les autres, qui êtes ailleurs, et qui serez plus tard, vous ne comprendrez jamais, vous ne sentirez jamais, vous serez comme des étrangers et des ennemis, vous ne saurez point ce que cela veut dire, la mine de l'ouest, à Vauquois, la mine du 14 mai 1916, ni comment la Mort se dresse vivante contre les hommes.
« – Mon ami Bonnet, je voudrais d'en bas vous faire signe de vous cacher un peu, mais vous ne songez plus guère à votre vie. Le silence vous empêche d'avoir peur. Vous ne pensez maintenant qu'aux travaux qui pourront préserver ici les camarades de vos morts. »
C'est le plus gros trou de mine de Vaucquois, celui de mai 1916.
RépondreSupprimerPasser devant serre le coeur et impose le silence.
J'envisage un pèlerinage en ces divers lieux (Vauquois, les Éparges, etc.) dès que le petit Chinois nous lâchera un peu la grappe…
SupprimerCe n'est pas pour demain, alors, votre pélerinage.
SupprimerMerci.
RépondreSupprimerUn pèlerinage ?
RépondreSupprimerMais pour honorer quel saint ?
Aller dans ce paysage lunaire, où la mort est imprégnée dans chaque pierre, où il est impossible de se détacher de ces année terribles, et dont on revient marqué.
RépondreSupprimerJe garde le souvenir d’avoir été un être éthéré qui survolait des humains qui souffraient.
Je n’y suis jamais retournée.
« La mort n’est rien,
je suis seulement passé dans la pièce à côté.
Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j’étais pour vous, je le suis toujours.
Donnez-moi le nom que vous m’avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l’avez toujours fait... »
Henry scott-Holland
Hélène
Ok je commande.😉
RépondreSupprimerOn peut aussi lire, en contrepoint ou en complément, "Orages d'acier" de Jünger.
RépondreSupprimerC'est ce que j'ai tenté de faire. Mais, comparé à Genevoix ou à Pézard, Jünger m'a paru bien ennuyeux…
SupprimerCela vient sans doute de moi, d'ailleurs : je n'ai jamais été capable de venir à bout d'aucun livre de lui.
Il faut commencer par la fin.
SupprimerLà où Genevoix et Pézard ( ce dernier que je n'ai pas lu - mais si j'en juge par l'extrait que vous citez) s'efforcent d'être objectifs, ou plutôt le sont, et nous laissent un témoignage indispensable, sur "les repaires brûlants de l'épouvante", Jünger parle à la première personne et vit la guerre comme la chance ( si l'on ose un tel terme) d'une expérience quasi-mystique.
SupprimerPar exemple, on pourrait facilement rattacher, ou plutôt ajouter, bien des pages d'"Orages d'acier" au passage de Pézard.
À "il songe sans doute à ses hommes qu'il aimait tant et à qui il n'a pas dit adieu, etc...", Jünger, qui songeait aussi très souvent à ses camarades morts à ses côtés, ajouterait facilement , en regardant les tranchées où il vit "Il y règne une certaine somnolence, une pesanteur telle qu'en créent les contacts intimes avec la terre" (page 72, trad; H. Plard, ed. Bourgois 1970); ou encore, après un assaut meurtrier et dont il se sort avec une de ses nombreuses blessures: "la formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes; c'était une initiation qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles" (Page 419).
Jünger nous fait entrer dans un domaine dont nous ne savons rien charnellement, nous qui aurons vécu dans la paix, la facilité, et aurons allègrement détruit la planète pour notre petit confort, quand bien même nous aurions résisté à la consommation sans frein , au tourisme, etc. et nous serions efforcés de vivre au contact de ceux qui nous ont laissé des oeuvres dignes de ce nom.
Mais je ne nie pas que Jünger puisse être un écrivain de grande valeur, il l'est même certainement. Je note simplement, et sans m'en vanter, qu'entre lui et moi, la mayonnaise n'a jamais réussi à prendre – sans que je sache trop pourquoi d'ailleurs.
SupprimerUn livre "indispensable" "irremplaçable " : après avoir lu ce passage on vous croit sur parole.
RépondreSupprimerJe lis en ce moment les mémoires de guerre du sergent joseph Faury remises en forme par son petit-fils Paul Faury.
(MAUDITES SOIENT LES GUERRES !)
Bibi
Guerre de 14 aussi, ou bien une autre ?
SupprimerJe ne trouve rien sur lui, chez Dame Ternette…
"rien sur lui, chez Dame Ternette..."
SupprimerC'est que vous ne savez pas lui parler.
Il ne faut pas chercher : joseph Faury MAUDITES SOIENT LES GUERRES !.
SupprimerIl faut [par exemple] chercher : "joseph Faury" "MAUDITES SOIENT LES GUERRES !"
cela rend les chaines de caractères insécables ...
on obtient: insécable
Deux preuves supplémentaires de mon incurable nullité…
SupprimerTant qu'à publier la belle oraison funèbre de Henry Scott-Holland, autant le faire en entier, ce qui a le double mérite
RépondreSupprimer1- de prouver que c'est la forme, et non le fond, qui fait la valeur poétique d'un texte ( nul besoin de croire à une vie après la mort pour l'apprécier, notion qui lui donne pourtant tout son sens),
2- de faire de ce blog le premier blog littéraire bilingue que le monde entier attendait ( pas trouvé de traduction satisfaisante, malgré la grande simplicité du vocabulaire utilisé)
Death Is Nothing At All
By Henry Scott-Holland
Death is nothing at all. It does not count. I have only slipped away into the next room. Nothing has happened. Everything remains exactly as it was. I am I, and you are you, and the old life that we lived so fondly together is untouched, unchanged. Whatever we were to each other, that we are still. Call me by the old familiar name. Speak of me in the easy way which you always used. Put no difference into your tone. Wear no forced air of solemnity or sorrow. Laugh as we always laughed at the little jokes that we enjoyed together. Play, smile, think of me, pray for me. Let my name be ever the household word that it always was. Let it be spoken without an effort, without the ghost of a shadow upon it. Life means all that it ever meant. It is the same as it ever was. There is absolute and unbroken continuity. What is this death but a negligible accident? Why should I be out of mind because I am out of sight? I am but waiting for you, for an interval, somewhere very near, just round the corner. All is well. Nothing is hurt; nothing is lost. One brief moment and all will be as it was before. How we shall laugh at the trouble of parting when we meet again!