Ça a débuté comme ça. Terminant vers deux heures et demie de l'après-midi hier le roman le plus connu de Bret Easton Ellis, commencé un peu à reculons je dois avouer, j'ai eu envie de dire à quel point je le trouvais artificiel, ratissant un peu trop large pour être honnête, tout en surface, malin, clin-d'œilesque, assez bête pour résumer, destiné à se dissoudre rapidement. Seul dans le bureau du rewriting, j'ai commencé à écrire ceci :
Cinq cents pages pour ça ? American Psycho est le type même du “roman à synopsis”. C'est un collier de fausses perles dans lequel le lecteur pressé ou amoindri de la pensarde est heureux et fier de bien voir le fil, sans s'apercevoir qu'on le lui a choisi vert fluo justement pour qu'il ait la satisfaction intellectuelle de le repérer du premier coup d'œil. Ensuite, évidemment, sur ce fil si voyant, l'auteur est obligé d'enfiler de très grosses perles, et vivement colorées elles aussi, s'il veut que l'ensemble ait à peu près l'allure d'un collier. Il en résulte une œuvre clinquante et infiniment paresseuse, qui à mieux y regarder, ressemble moins à un collier de perles qu'à ces lignes de démarcation flottantes que l'on tend au large de certaines plages afin de délimiter la zone de baignade sécurisée. Le roman de Bret Easton Ellis est une zone de baignade sécurisée…
Là-dessus, mon chef bien-aimé est arrivé de son déjeuner, avec une envie pressante et sonore de parler d'autre chose, à quoi j'ai consenti, remettant ce billet à plus tard, et par exemple au soir même. Lorsque je suis revenu devant cet ordinateur – le mien, cette fois, mon ordinateur d'après dîner – je me suis avisé qu'il n'y avait aucune raison de dérouler des phrases pour dire à quel point ce livre ne méritait pas que l'on déroule des phrases pour lui, ni même contre lui. Je ne retire pas un mot des quelques lignes écrites en bleu : “roman à synopsis” est parfaitement vu, par exemple. Et j'avais de quoi le montrer. “Roman pour cadres”, aurais-je pu dire, avec tout autant de justesse. Ou encore : “roman à sonnettes”, comme il y a des serpents paraît-il. L'affiche des Misérables : sonnette ! Les clochards et leurs suppliques écrites : sonnette ! Les deux émissions de télévision citées du début à la fin : sonnette ! Et ce panneau “sans issue” qui clôt le roman : sonnette au carré ! Au cube ! Que dis-je ? Sirène d'alarme !
Et puis, surtout, pour le lecteur vraiment distrait, ce procédé monotone (on sent que tout cela a été décidé au moment du synopsis et que l'auteur n'en a plus bougé ensuite) et finalement assez gamin : chaque personnage, à chacun de ses passages à l'avant-scène, est scrupuleusement habillé, mais reste non identifiable, toujours confondu avec un autre. Là, le lecteur idiot se sent intelligent et comprend le message qu'on essaie de lui faire passer – car on est finalement dans cette horreur risible : le roman à message : « Attention, lecteur imbécile et distrait, tu vois bien que ces jeunes gens n'existent que par leur enveloppe, non ? Mais si, voyons, regarde : personne n'est capable de les appeler par leur véritable nom ! » Et le lecteur, tout fiérot d'avoir repérer ça dès la page cinquante, se sent vraiment lecteur de continuer à pointer la même chose durant les quatre cent cinquante qui lui reste à lire : il se prend pour Beigbeder, rien de moins.
Tout le reste est à l'avenant et ne mérite finalement pas qu'on en parle. American Psycho est entièrement bâti pour que le (futur) lecteur se sente intelligent, se reconnaisse comme lecteur, une fois dans sa vie. C'est un roman passé au Stabilo Boss : il n'y a pas à se fatiguer, tout les trucs importants sont surlignés, on peut le lire en écoutant de la musique de merde et même en suivant la conversation de ses potes de bistrot : pratique.
Roman de sale gosse, disais-je en titre. Bien sage, le sale gosse, bien bien sage. Son Patrick Bateman peut bien faire subir tout ce qu'il veut à ses victimes, le lecteur ne bouge pas une oreille. La moindre Philosophie dans le boudoir est plus remuante que cet étalage de tortures mornes et puériles. Et j'ai bien compris (je ne suis pas plus con qu'un cadre moyen) qu'on voulait me faire comprendre que ce Bateman ne ressentait rien lorsqu'il torturait et que, de ce fait, il plongeait dans la folie, laquelle n'était pas très différente de la folie de tous les autres personnages du roman. Le problème est qu'il ne plonge dans rien : il obéit au synopsis, comme un sale gamin qu'il est. Son auteur étant ce qu'il est, même la folie lui est interdite : il lui faut filer droit, et c'est ce qu'il fait.
Au bout du compte, on prend cinq cents pages pour nous faire croire que Patrick Bateman n'existe pas. Mais il ne parvient même pas à ne pas exister. Peut-être que pour créer un homme qui n'existe pas, il faut être pleinement romancier, ce que Bret Easton Ellis ne me semble pas être.
Je vais retourner à Don DeLillo, tiens.
Cinq cents pages pour ça ? American Psycho est le type même du “roman à synopsis”. C'est un collier de fausses perles dans lequel le lecteur pressé ou amoindri de la pensarde est heureux et fier de bien voir le fil, sans s'apercevoir qu'on le lui a choisi vert fluo justement pour qu'il ait la satisfaction intellectuelle de le repérer du premier coup d'œil. Ensuite, évidemment, sur ce fil si voyant, l'auteur est obligé d'enfiler de très grosses perles, et vivement colorées elles aussi, s'il veut que l'ensemble ait à peu près l'allure d'un collier. Il en résulte une œuvre clinquante et infiniment paresseuse, qui à mieux y regarder, ressemble moins à un collier de perles qu'à ces lignes de démarcation flottantes que l'on tend au large de certaines plages afin de délimiter la zone de baignade sécurisée. Le roman de Bret Easton Ellis est une zone de baignade sécurisée…
Là-dessus, mon chef bien-aimé est arrivé de son déjeuner, avec une envie pressante et sonore de parler d'autre chose, à quoi j'ai consenti, remettant ce billet à plus tard, et par exemple au soir même. Lorsque je suis revenu devant cet ordinateur – le mien, cette fois, mon ordinateur d'après dîner – je me suis avisé qu'il n'y avait aucune raison de dérouler des phrases pour dire à quel point ce livre ne méritait pas que l'on déroule des phrases pour lui, ni même contre lui. Je ne retire pas un mot des quelques lignes écrites en bleu : “roman à synopsis” est parfaitement vu, par exemple. Et j'avais de quoi le montrer. “Roman pour cadres”, aurais-je pu dire, avec tout autant de justesse. Ou encore : “roman à sonnettes”, comme il y a des serpents paraît-il. L'affiche des Misérables : sonnette ! Les clochards et leurs suppliques écrites : sonnette ! Les deux émissions de télévision citées du début à la fin : sonnette ! Et ce panneau “sans issue” qui clôt le roman : sonnette au carré ! Au cube ! Que dis-je ? Sirène d'alarme !
Et puis, surtout, pour le lecteur vraiment distrait, ce procédé monotone (on sent que tout cela a été décidé au moment du synopsis et que l'auteur n'en a plus bougé ensuite) et finalement assez gamin : chaque personnage, à chacun de ses passages à l'avant-scène, est scrupuleusement habillé, mais reste non identifiable, toujours confondu avec un autre. Là, le lecteur idiot se sent intelligent et comprend le message qu'on essaie de lui faire passer – car on est finalement dans cette horreur risible : le roman à message : « Attention, lecteur imbécile et distrait, tu vois bien que ces jeunes gens n'existent que par leur enveloppe, non ? Mais si, voyons, regarde : personne n'est capable de les appeler par leur véritable nom ! » Et le lecteur, tout fiérot d'avoir repérer ça dès la page cinquante, se sent vraiment lecteur de continuer à pointer la même chose durant les quatre cent cinquante qui lui reste à lire : il se prend pour Beigbeder, rien de moins.
Tout le reste est à l'avenant et ne mérite finalement pas qu'on en parle. American Psycho est entièrement bâti pour que le (futur) lecteur se sente intelligent, se reconnaisse comme lecteur, une fois dans sa vie. C'est un roman passé au Stabilo Boss : il n'y a pas à se fatiguer, tout les trucs importants sont surlignés, on peut le lire en écoutant de la musique de merde et même en suivant la conversation de ses potes de bistrot : pratique.
Roman de sale gosse, disais-je en titre. Bien sage, le sale gosse, bien bien sage. Son Patrick Bateman peut bien faire subir tout ce qu'il veut à ses victimes, le lecteur ne bouge pas une oreille. La moindre Philosophie dans le boudoir est plus remuante que cet étalage de tortures mornes et puériles. Et j'ai bien compris (je ne suis pas plus con qu'un cadre moyen) qu'on voulait me faire comprendre que ce Bateman ne ressentait rien lorsqu'il torturait et que, de ce fait, il plongeait dans la folie, laquelle n'était pas très différente de la folie de tous les autres personnages du roman. Le problème est qu'il ne plonge dans rien : il obéit au synopsis, comme un sale gamin qu'il est. Son auteur étant ce qu'il est, même la folie lui est interdite : il lui faut filer droit, et c'est ce qu'il fait.
Au bout du compte, on prend cinq cents pages pour nous faire croire que Patrick Bateman n'existe pas. Mais il ne parvient même pas à ne pas exister. Peut-être que pour créer un homme qui n'existe pas, il faut être pleinement romancier, ce que Bret Easton Ellis ne me semble pas être.
Je vais retourner à Don DeLillo, tiens.
"Je vais retourner à Don DeLillo, tiens."
RépondreSupprimerTrès bonne idée. Je vous conseille "Americana", le premier roman de DeLillo ; au jeu de l'écrase-yuppie, il est bien plus que doué que ce pitre usant qu'est Ellis.
Pour le moment, c'est Libra qui m'attend. On m'a aussi chaudement recommandé Les Noms, pas plus tard qu'hier. Mais je retiens aussi le vôtre.
RépondreSupprimerJe n'aime pas "Libra", je pense que c'est un livre surestimé, à cause du thème qu'il aborde. Vous en penserez peut-être tout autre chose cela dit. "Les Noms" est en effet un très bon roman, fascinant en tout cas. (bonne lecture)
RépondreSupprimerLe problème est que American Psycho a intégré notre "horizon d'attente", comme dirait l'autre. Tout le monde l'a copié et le copie encore. Donc forcément son intérêt s'émousse.
RépondreSupprimerDorham : je vous dirai ce que j'en pense, bien sûr. Pour aujourd'hui, je vais me délasser un peu avec Trois filles de leur mère : y a d'la bandaison dans l'air, papa !
RépondreSupprimerRomain : ça ne peut pas jouer dans mon cas, n'ayant jamais lu les romans “imités” dont vous parlez.
Quel papy-vore ce D.G....
RépondreSupprimer""American Psycho est le type même du “roman à synopsis”.""
RépondreSupprimerSans doute pour cette raison qu'il y a eu un film :)
Bises à vous deux JM
Ha! On est encore d'accord! Bien vu le " machin ne ressent rien aux découpages " et sinon dans Sade (tout ça ) c'est exactement ça ! La jouissance est absente, et à tous les niveaux: d' où impression de squelette superficiel et stéréotypé .. quand on vous lit on se sent moins seul ( moins bête aussi, mais c'est une autre histoire ..) Geargies.
RépondreSupprimertout fiérot d'avoir repérer
RépondreSupprimerEffectivement le lecteur se sent fiérot, trop fort ce Goux...
Quoique si Geargies se sent moins bête je me demande si le but est vraiment atteint.
Je dirais même plus, "roman à sornettes" ! (Mais j'en juge, malhonnêtement, sur la foi du mauvais film qu'on en a tiré - dont l'adaptation pornographique est d'ailleurs bien meilleure).
RépondreSupprimerVous dites :
RépondreSupprimerEt j'ai bien compris (je ne suis pas plus con qu'un cadre moyen) qu'on voulait me faire comprendre que ce Bateman ne ressentait rien lorsqu'il torturait et que, de ce fait, il plongeait dans la folie, laquelle n'était pas très différente de la folie de tous les autres personnages du roman. Le problème est qu'il ne plonge dans rien : il obéit au synopsis, comme un sale gamin qu'il est. Son auteur étant ce qu'il est, même la folie lui est interdite : il lui faut filer droit, et c'est ce qu'il fait.
Mais précisément, si vous me permettez, la "folie" que veut décrire BEE ne constitue pas en un plongeon, plutôt en une stagnation de surface. La conception romantique de la folie, - la dispersion dans les abîmes, la perte de soi dans des kilomètres de nébuleuse, l'individu qui sombre - tout cela n'a pas lieu d'être ici. Le roman est un cercle, le pire qu'on puisse dire à son sujet c'est qu'il se mord la queue, parce qu'il EST exactement ce qu'il MONTRE. Bateman obéit en effet à un vulgaire synopsis, sa folie est une ligne droite, sans aspérités, sans profondeur. L'écriture est aussi plate que les personnages. L'auteur surligne autant que le monde qu'il décrit. N'est-ce pas exactement son projet ?
Vous avez bien de la chance d'avoir un "chef bien-aimé" !
RépondreSupprimerJ'espère que cet amour est partagé.
Quant à lire ce bouquin, faut voir ?
Geargies dit que "la jouissance est absente". Alors à quoi bon ?
conversation entre Don Delillo et Bret Easton Ellis
RépondreSupprimerLucien de Lacvivier : pas d'accord avec vous, il y a bel et bien progression de la folie, non seulement dans les tortures de plus en plus “extrêmes”, mais également dans les visions de Bateman. Cela étant, il est possible que je sois passé à côté, en effet.
RépondreSupprimerMildred : comme les avis semblent partagés, c'est finalement à vous de voir…
Suzanne : c'est précisément cette interview croisée qui m'a fait acheter le roman d'Ellis.
C'est tout vu : là je suis dans Oblomov.
RépondreSupprimerLectrice intermittente évidemment !
Sa folie devient plus violente, mais tout en restant superficielle; c'est-à-dire, en dépit de ses "visions", sans qu'il perde tout à fait pied par ailleurs, puisque c'est justement le fait qu'il soit de plain-pied dans la réalité de son milieu, qui fait de lui un individu absolument dépourvu de repères moraux.
RépondreSupprimerMais peut-être tout cela n'est-il que du verbiage, en effet.
A la décharge du romancier, il m'a semblé tenter l'exploit impossible de faire le roman de la post-humanité; je ne sais pas si vous avez vu l'entretien de Houellebecq pour le Ring, où il le dit à propos du roman raté de Muray. Dans le roman de la post-humanité, il n'y a plus d'individus, plus de personnages, et donc, par conséquent, plus de substance romanesque.
Or, à ce jeu-là, j'ai trouvé que BEE s'en sortait tout de même mieux que l'immense Philippe Muray. Mais c'est peut-être vous qui avez raison : je dois moi-même batailler contre l'intégralité de ma famille, qui, bien qu'aimant BEE, ne tient pas ce roman-là en très haute estime.
Une question, par pure curiosité : avez-vous lu d'autres romans de Bret Easton Ellis et si c'est le cas, en pensez-vous autant de mal que du présent ouvrage ?
RépondreSupprimerNon, c'était le premier. Et je ne crois pas que je renouvellerai l'expérience.
RépondreSupprimerDommage. "Moins que zéro" est le roman où paradoxalement, écrit très jeune, BEE est le moins "sale gosse".
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerGlamorama, quoique plus récent, me semble bien meilleur aussi.
RépondreSupprimer(je n'insiste pas, j'ai compris que vous vouliez en rester là avec BEE...)
Didier, je pensais que c'était grâce aux conseils de Nefisa.
RépondreSupprimerDans le même style, Chuck Palahniuk est plus étonnant. (Fight club)