Parmi les lieux communs insubmersibles qui rendent notre humanité si réjouissante à observer, il y a celui-ci qui veut que les siècles qui passent sont la revanche systématique de l'esprit sur la force, que les poètes et les philosophes du passé brillent encore de toute leur lumière quand les “grands” de leur époque se sont effacés depuis longtemps de la mémoire des hommes. Et même si le plus superficiel des examens suffit à montrer que c'est faux, le lieu demeure commun et poursuit son bonhomme de chemin.
Car c'est évidemment faux. Prenez ce poète précieux, par qui les lettres latines ont jeté leurs derniers feux, et ce soudard qui, au même instant, n'a su que répandre ruines, désolation, pillages, violence et mort, sans rien construire que d'éphémère : qui est aujourd'hui le plus connu, de Sidoine Apollinaire ou d'Attila ? Transportons-nous dans la France du XVe siècle : le monde entend-il aussi souvent parler de François Villon que de Jeanne d'Arc ? Cent ans plus tard, qui a la postérité la plus enviable, de Montaigne ou d'Henri IV ? Poursuivons la descente du temps : Louis XIV aurait-il raison d'être jaloux de la renommée de Molière ? Robespierre de celle de Voltaire ? Napoléon a-t-il quoi que ce soit à craindre de Chateaubriand ? On ne voit guère que son neveu dont l'étoile est bien pâlichonne à côté de celle de Victor Hugo ; mais en toute chose il faut qu'il y ait une exception. Quant au siècle dont nous venons de sortir, qui pour prétendre que, à la fin de celui-ci, le nom d'André Malraux rencontrera davantage d'écho que celui de Charles de Gaulle ?
C'est ainsi : depuis deux mille cinq cents ans – arrondissons –, Aristote n'a jamais réussi à effacer Alexandre. Mais l'on va toujours répétant que l'art est au-dessus de la politique et qu'une ode mieux qu'une épée peut vous ouvrir l'éternité.
S'il n'était pas cité dans la Bible, qui se souviendrait encore de Nabuchodonosor ? Sans écrivains pour chanter leur gloire ou leur infamie, les grands personnages de l'histoire s'effacent de la mémoire des peuples. Les premiers empereurs romains peuvent dire merci à Tacite et à Suétone. Sans eux, leurs noms ne diraient rien à personne. Qui se souviendrait de Néron jouant de la lyre pendant que Rome brûle ?
RépondreSupprimerIl en est de même pour Alexandre : il peut remercier Quinte-Curce, Arrien et Plutarque. Ils l'ont sauvé de l'oubli et de l'effacement. Ce qui n'enlève rien à son mérite, bien sûr.
Pure pétition de principe.
SupprimerD'accord avec Sébastien.
SupprimerSans les écrivains, ce qui resterait de Rome ou Jerusalem serait comme quelques hierroglyphes indéchiffrables ; on ne saurait rien de David, Alexandre, Cesar..., a part au mieux leur titre et leur nom ; on ne saurait quasiment rien de ce que les gens de ces pays ont pensé. Si on enlève en plus les autres artistes, les peintres, sculpteurs..., il ne reste plus rien du tout de ces grands hommes.
Toutes les idées que portent les grandes oeuvres intellectuelles sont plus présentes dans nos vies que l'énumération des exploits de tel grand homme, meme si c'est de maniere plus indirecte, diffuse, sans qu'on s'en aperçoive, comme l'air qu'on respire... par exemple, la science, l'organisation de la société, la maniere de voir la vie... Une société, comme tout objet artificiel, est de la pensée qui a donné forme a une matiere naturelle ; ce sont les oeuvres intellectuelles, et non les grands hommes, qui transmettent la pensee...
Cela peut faire un peu penser a un poeme de Du Bellay (Antiquites de Rome) :
Qui voudra voir tout ce qu’ont pu nature,
L’art et le ciel, Rome, te vienne voir :
J’entends s’il peut ta grandeur concevoir
Par ce qui n’est que ta morte peinture.
Rome n’est plus : et si l’architecture
Quelque ombre encor de Rome fait revoir,
C’est comme un corps par magique savoir
Tiré de nuit hors de sa sepulture.
Le corps de Rome en cendre est devalé,
Et son esprit rejoindre s’est allé
Au grand esprit de cette masse ronde.
Mais ses écrits, qui son los le plus beau
Malgré le temps arrachent du tombeau,
Font son idole errer parmi le monde.
C'est tout de même faire très bon marché des archivistes, chroniqueurs et historiens qui n'ont cessé de relater, de se compléter et de s'enrichir mutuellement au fil des siècles.
SupprimerPour accéder à l'éternité, rien ne vaut une épée, seule capable de vous ouvrir le ventre.
RépondreSupprimerEt même Hollande surnagera quand BHL sera oublié ! A chaque époque les héros qu'elle mérite.
RépondreSupprimerVous citez des exemples liés à l'histoire de France que l'on connaît tout de même encore un peu (bon, au train où vont les choses, cela risque de ne pas durer bien longtemps), mais si l'on transpose la question à l'étranger, les écrivains l'emportent largement : on connaît Dante et Machiavel, bien plus que les puissants qui régnaient sur Florence à leur époque. Même chose pour Cervantès, Shakespeare, Andersen, Byron, Dickens, Stevenson, Kant, Goethe, Hegel ou Marx. En dehors de quelques érudits ou spécialistes, qui pourrait citer spontanément leurs contemporains dans le domaine de la politique ?
RépondreSupprimerJe ne crois pas, non. Dickens n'est sûrement pas plus connu que Victoria, ni Cervantès que Charles Quint. Pour Dante, Cervantès, Shakespeare et, dans une moindre mesure Goethe, ce sont en effet des contre-exemples, car ils symbolisent chacun toute la gloire littéraire de leurs pays respectifs, en quelque sorte.
SupprimerDu reste, mon propos n'était pas d'inverser purement et simplement le lieu commun dont je parlais, mais seulement de montrer qu'il était très largement faux.
Tiens ! Ils ont retrouvé Cervantès.
SupprimerAu 21ème, entre Gauche de Combat et Rosaelle, on est mal barrés.
RépondreSupprimerQue dire des savants, hormis Newton et Einstein ? je ne pourrais pas vous lire sans Oersted, Volta, Maxwell ni Ampère et je crains qu'ils ne soient un peu oubliés
RépondreSupprimerSauf le dernier nommé, grâce à L'art d'être Ampère, de qui-vous-savez.
SupprimerQui de vous ou de votre garde-champêtre passera à la postérité?
RépondreSupprimer"de Sidoine Apollinaire ou d'Attila"
RépondreSupprimerVous progressez dans "Les derniers jours", M. Goux!
Oui, enfin, j'avais tout de même vaguement entendu parler d'eux avant…
SupprimerQue dire alors de eux qui ont su aussi bien manier la plume que l'épée ?
RépondreSupprimerCharles de Gaulle savait écrire (son oeuvre est maintenant étudiée dans les lycées), Churchill a eu le prix Nobel de littérature...et César n'a pas voulu laisser à un autre le soin de nous faire connaitre sa gloire.
Pour réconcilier tout le monde : Mens agitat molem !
RépondreSupprimerLes exemples que vous citez ne démontrent nullement la supériorité de la force mais celle de l'esprit, Jeanne d'Arc sans l'esprit et le dessein qui l'habitait n'aurait été qu'une femme sans force tout à fait incapable de réaliser ce qu'elle réalisa, et c'est la même chose pour les destins exceptionnels qui ne se mesurent pas à la force de l'individu mais à la nature de leur esprit.
"de Sidoine Apollinaire ou d'Attila"
RépondreSupprimerVous progressez dans "Les derniers jours", M. Goux!
Mais non, c'est juste un vernis de culture raclé sur le Net...
ça m'énerve toujours un peu, ce genre de remarque snobinarde.
Snobinarde cette remarque? ah bon? Cela fait suite à une première remarque où la citation en entête du bloque était une citation prise du même livre (excellent), dans un chapitre précédant.
SupprimerLa culture de M. Goux n'est plus à démontrer depuis longtemps, tout le monde ici a pu le voir.
Procès d'intention.