Élisabeth de Gramont, duchesse de Clermont-Tonnerre |
C'est une expérience étrange que je fais depuis une heure ou deux, Ayant reçu ce matin le Marcel Proust d'Élisabeth de Gramont (1875 – 1954), dans son édition courante de 1948, en assez piteux état, je feuillète le volume – lire serait trop dire – depuis lors. Celle que l'on a surnommée la duchesse rouge, en raison des opinions “avancées” qu'elle se plaisait à afficher, a connu l'objet de son étude, notamment par l'intermédiaire de son demi-frère, le duc de Guiche, qui était ami avec l'écrivain ; je m'attendais donc à un livre de souvenirs personnels, envers lequel je me sentais bien disposé, ayant beaucoup aimé, il y a quelques jours, le premier volume des mémoires de la dite Élisabeth, Au temps des équipages, sur quoi nous reviendrons dans un instant. Au lieu de cela, je me suis trouvé face à une sorte de long pensum, tenant à la fois du résumé d'À la recherche du temps perdu et de l'explication de texte paragraphe à paragraphe ou presque. Mais là n'est pas le plus étrange.
J'eus mon premier sursaut dès la vingtième page, lorsque, parlant de l'adolescence souffreteuse de Marcel Proust, de son inaptitude à envisager n'importe quelle carrière, l'auteur nous annonce avec un aplomb tranquille que, pour tenter de secouer un peu son fils aîné, le professeur Adrien Proust organisa pour lui un dîner avec l'un de ses amis diplomates, M. de Norpois. Or, comme tout lecteur de l'œuvre, même peu attentif, je sais bien que, s'il traverse fort drôlement La Recherche, M. de Norpois n'a jamais eu aucune existence réelle, en tout cas sous ce nom. Je crus d'abord à une étourderie, jusqu'à ce que celle-ci se répète quelques pages plus loin. La suite n'a fait que confirmer ceci : dans une sorte de combinaison hallucinatoire, notre Élisabeth passe son temps à mélanger les quelques faits réels dont elle nous informe (l'amitié de Proust et de son frère Guiche, les invitations de l'écrivain chez les Gramont…) avec de nombreux épisodes du roman, qu'elle retranscrit tels quels, sans jamais nous faire savoir qu'elle vient de passer d'un registre à l'autre, donnant ainsi l'impression à son lecteur de voir sous ses yeux ce pauvre Marcel se dissoudre dans son œuvre jusqu'à y disparaître totalement ; ce qui, après tout, ne lui aurait peut-être pas déplu. Se pourrait-il que la duchesse ait pris pour une stricte autobiographie ce qui, malgré toutes les réserves que l'on pourra faire, est tout de même un roman ?
Évidemment non : Élisabeth de Gramont était trop intelligente et cultivée pour de telles bourdes. Il reste que, si l'on veut retrouver Marcel Proust chez elle, il vaut mieux se tourner vers Au temps des équipages (Cahiers rouges de Grasset : pratique, pas cher…), où pourtant il n'apparaît pas, puisque l'auteur s'y cantonne à ses années d'enfance et de jeunesse, à une époque où elle n'avait jamais entendu parler du jeune Marcel, son aîné de seulement quatre ans. Mais, avec un réel talent d'évocation, elle fait surgir de ses pages la plupart des personnages que l'on retrouvera plus tard dans la correspondance de Proust, ou, transfigurés, dans La Recherche elle-même. Les parfums, les couleurs sont identiques, les échos de voix s'y répondent, on villégiature dans des châteaux voisins, on va les après-midi jouer aux barres dans les jardins des Champs-Élysées ; et quand l'un passe l'été à Cabourg, l'autre fait de même à Trouville. Ce qui accroit encore la sensation d'une atmosphère proustienne dans ces mémoires, c'est qu'ils ont été écrits après qu'Élisabeth de Gramont a lu À la recherche du temps perdu, et que, visiblement, audiblement, olfactivement, elle s'en est imprégnée. En somme, dans ses délicieux et fantomatiques Équipages, il n'y manque que le génie de Proust, c'est-à-dire l'essentiel. Mais c'est un essentiel dont, au bout du compte, la duchesse se passe avec talent et grâce.
Dans le téléfilm "À la recherche du temps perdu"; de Nina Companeez, le rôle de M. de Norpois est joué par Roland Copé, médecin proctologue et acteur occasionnel,et père (ça, c'est déjà moins glorieux) de...Jean-François Copé.
RépondreSupprimerJ'aurais bien une remarque à faire, concernant la relation entre Jean-François Copé et la proctologie, mais enfin…
SupprimerRoland Copé est également cinéaste, et je suis certain que vous commanderez les DVD de ses films, dont les titres mettent l'eau à la bouche :
Supprimer" Il a notamment produit un film sur l‘examen proctologique en 1978 et une série de trois sujets : « La proctologie sans frontière » (Les suppurations anales, 1991, La maladie hémorroïdaire, 1993, Proctologie et sida, 1994). Ces films ont obtenu le prix du festival médico-chirurgical (Deauville)" (wikipédia)
Pour un amateur de films gore comme je le suis, c'est effectivement fort tentant !
SupprimerEt voilà ! on essaie de faire dans l'allusion discrète, de donner dans la le diaphane, et Mister Gros-Sabots se la ramène…
RépondreSupprimerC'est vrai ça! L'homme de la pampa parfois rude, reste toujours courtois...
SupprimerA propos de la duchesse et de son patronyme, quel domaine nous conseillez-vous pour un bon Montée de Tonnerre ?
RépondreSupprimerVoyez ça avec votre caviste habituel, qui sera sûrement plus compétent que moi (s'il ne l'est pas c'est que vous avez affaire à un charlatan).
SupprimerVous ne voulez pas partager... vous ne comprenez décidément rien au "vivre ensemble".
Supprimer"J'aurais bien une remarque à faire, concernant la relation entre Jean-François Copé et la proctologie, mais enfin…"
RépondreSupprimerVotre humour est généralement fin et gracieux ; là, vous touchez au sublime.
Charriez pas, Polo, charriez pas…
SupprimerOui, d'accord, (bonjour), mais qu'es-ce que c'est, "jouer aux barres" ?
RépondreSupprimerJ'ai toujours tiqué en lisant ça, le jeu de barres. De quoi s'agit-il ?
Allez, quoi, soyez pas vache, ne me laissez pas dans la crasse ignorance.
Eh bien, figurez-vous que je n'en sais rien ! C'est une question que je me pose depuis ma première lecture des Jeunes Filles en fleur (pas d'hier, donc), et je me suis aperçu, il n'y a pas si longtemps, qu'en fait je ne tenais pas tellement à avoir la réponse : je préfère que ce jeu demeure un peu mystérieux, comme il l'est pour moi depuis près de quarante ans.
SupprimerBon, alors ne cliquez pas sur ce lien, qui explique bien à ceux qui veulent le savoir ce qu'était le jeu de barres chez Proust:
Supprimerhttps://lefoudeproust.fr/2014/07/3922/
Sachez seulement qu'avant Proust, Rabelais fait jouer Gargantua aux barres et, après lui, dans Les Mots, Sartre fait dire au personnage principal qu’il trouvait « distingué de [s’]ennuyer auprès de M. Barrault pendant qu[e les autres] jouaient aux barres. ».
Je n'aurais pas pris grand risque à cliquer sur votre lien… qui n'en est pas un.
SupprimerTout comme vous, Didier, j'ai été plus qu'étonnée par le Proust de dame Elisabeth. Je m'attendais à force confidences moi aussi et non à cette dissertation.
RépondreSupprimerEt tout comme moi vous avez remarqué l'état du livre, c'est simple il tombe en miettes, j'en ai fichu partout !
je l'ai donc enveloppé et rangé, et j'ai bien peur qu'il y reste un moment.
En ce qui concerne Le Temps des Equipages, je vous l'avais écrit précédemment, c'est vraiment un ouvrage délicieux.
J'attends la suite avec impatience car il semble que les éditeurs de cette collection aient l'intention de la faire paraitre.
Suite à cette lecture je suis restée un brin mélancolique, regrettant une époque ou des dames prenaient plus de plaisir à écrire de jolies choses plutôt qu'à faire la Une de Paris-Match.
Si on aime le genre les lettres de Natalie Barney, sa grande amoureuse, sont fort plaisantes aussi, ainsi que son Traits et Portraits, paru au Mercure de France.
Elle y fait la part belle à quelques personnes, dont Bernard Berenson, un homme peut-être oublié mais dont les ouvrages sur l'Art de la Renaissance sont si passionnants.
Je viens de recevoir la suite des mémoires (mais seulement un volume, daté de 1929, et qui, lui aussi, semble près de se volatiliser…). Je vais aller voir du côté de Miss Barney.
SupprimerOui, vous y trouverez force portraits intéressants, ceux de ses amis :Gabriele d'Annunzio, Max Jacob, Rouveyre ou le fameux Harold Acton, dont la villa La Pitra à Florence fut le rendez-vous de toutes ce que l'Europe comportait d'esprits brillants.
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