jeudi 5 décembre 2019

Mon cuisant souvenir de cheminot d'occasion

J'ai essayé de trouver une photo de l'ancienne gare Saint-Michel : pas mèche.

Cette nuit, un hôte aussi imprévu qu'indésirable s'est présenté chez moi. Je serais mieux de dire : en moi. Il s'agit en effet d'un gros bouton joufflu, dont l'amusante particularité est d'être placé juste à la pointe du coccyx ; si bien que, quelle que que soit la position que je tente de prendre, il est toujours là pour se rappeler à mon bon souvenir. Je ne sais quelle est exactement sa nature, seul un dermatologue aguerri pourrait nous le dire ; appelons-le “furoncle”, ça lui donnera un petit air de famille. Lui et moi nous fréquentons depuis 1977, première moitié de l'année. Si je puis être aussi précis à plus de 42 ans de distance c'est que, lors de notre première rencontre, après une nuit presque totalement blanche assez longuette, je m'étais résolu à aller demander aide et secours à l'infirmerie des cheminots de la gare d'Austerlitz. Où, en effet, on m'en avait débarrassé – temporairement.

Si je m'étais rendu à cet endroit a priori saugrenu plutôt que dans n'importe quel service d'urgences, c'est que j'étais alors moi-même une sorte de cheminot. Je l'ai été d'octobre 1976 à mai de l'année suivante, ce qui me permet de dater avec une relative précision la naissance officielle de mon oncle Fur. Parisien de très fraîche date, afin de payer mon demi-loyer, rue de Patay, et la nourriture riche en graisses animales que j'ingurgitais, j'avais trouvé cet emploi, qui me faisait arriver à la gare souterraine du pont Saint-Michel (aujourd'hui RER) à six heures et demie du matin pour en repartir à neuf heures ; entretemps j'avais récolté les coupons détachables des banlieusards habitués, hormis ceux que l'on m'avait jetés à la figure, dans un accès bien compréhensible de mauvaise humeur matinale.

J'avais obtenu ce poste par un éhonté piston, celui du père de mon ami Alain Chambenoit, un genre de ponte de la SNCF locale. Pour ce qui est du fils, il avait à l'époque commencé des études de médecine, à Tours, qu'il a visiblement menées à bien puisque, si l'on feuillette virtuellement les Pages jaunes, on constatera qu'il a depuis des années le même cabinet (médecine manuelle, ostéopathie, médecine générale), sis à Issoudun, petite ville de l'Indre où je crois bien n'avoir jamais mis les pieds. Alain et moi ne nous sommes pas revus depuis environ 43 ans. Si vous habitez dans le coin, vous pouvez toujours aller lui dire bonjour de ma part – et tenter du même coup, en profitant de son possible attendrissement, de lui arracher une consultation gratuite.

Donc, en cette année scolaire 76 – 77, je passais deux heures et demie de chaque primo-matinée dans les courants d'air de la gare Saint-Michel. Le reste du temps, je ne faisais rien. Je m'étais inscrit en deuxième année de Lettres modernes à Jussieu (Paris VII, je crois bien), cloaque freudo-marxisant où je restai deux heures, le temps du premier cours auquel j'assistai, qui fut donc aussi le dernier. Naturellement, je ne soufflai mot à mes parents de cette désertion en rase campagne. Sorti de ma gare, je passais le reste des journées à somnoler – j'étais debout depuis cinq heures et demie – et à me morfondre, me demandant ce que je fichais là, dans ce deux-pièces peu engageant, mais pas taudis tout de même, alors que je disposais, chez mes parents, d'une grande chambre bien éclairée et de repas équilibrés servis à des heures immuables ; sans parler de la télé au salon et de ma Mobylette dans le garage. Je ne connaissais évidemment personne : bien qu'assez peu élitiste, ou ne sachant pas encore l'être, je m'étais basé sur les conversations de mes camarades cheminots pour me dissuader de tenter d'établir avec eux des liens extra-ferroviaires plus approfondis. Il y avait bien la présence de Denis Barthès,  mon colocataire, et ami depuis mon arrivée en novembre 72 au lycée Pothier d'Orléans. Mais lui avait quitté la cité ligérienne une année plus tôt, il suivait ses cours plus sérieusement que moi et avait eu le temps de se faire quelques amis tout neufs. D'autre part, il me l'a avoué deux ou trois ans plus tard, la perspective de passer ses soirées avec un gros légume semi-dépressif ne l'enchantait qu'à moitié, malgré la sincérité de son végétarisme. C'est pourquoi, dès l'année suivante, mon entrée au CFJ fut une sorte de bénédiction, même s'il ne me fallut pas plus d'un mois ou deux pour comprendre que le journalisme et moi-même resterions toujours radicalement étrangers l'un à l'autre – mais mon atonie était telle que l'idée d'exercer durant trente ou quarante ans un métier pour lequel je n'avais ni goût ni aptitudes ne me gênait nullement. Faire ça ou autre chose, n'est-ce pas ?

Pour revenir à mon année ferroviaire, il n'est pas exagéré de dire que les deux seuls événements qui la marquèrent un tant soit peu furent, et dans cet ordre, mon dépucelage à l'automne 76 et l'oncle Fur  quelques mois plus tard. Si je n'ai jamais revu la jeune Nadine qui collabora gentiment au premier des deux, l'oncle Fur, lui, n'a jamais cessé ses visites, heureusement de plus en plus espacées à mesure que je prenais de l'âge. Là, par exemple, je crois bien qu'il ne s'était pas présenté depuis une dizaine d'années – si bien que j'aurais pu le croire mort, si j'avais été d'une nature plus optimiste.

Enfin, il est là. Généralement, ses visites ne durent pas plus de deux ou trois jours. Mais Dieu que les heures paraissent longues en sa compagnie ! Comment le temps pourrait-il se montrer léger et bondissant lorsque, pour qualifier la moindre station que l'on fait sur une chaise ou dans un fauteuil, on hésite constamment entre deux adjectifs, assis et empalé ? Il faudrait peut-être voir si, à Évreux, la gare ne possèderait pas, en ses bâtiments, une infirmerie pour très anciens cheminots d'occasion…

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