La question fut posée de façon si tranchante qu'il dut la juger résolue, en 1992, par Michel Houellebecq : on lira ces cinq pages assassines et brillantes dans Interventions, recueil d'articles publié en 1998 par Flammarion. Je vous en cite les premières lignes :
« Jacques Prévert est quelqu'un dont on apprend des poèmes à l'école. Il en ressort qu'il aimait les fleurs, les oiseaux, les quartiers du vieux Paris, etc. L'amour lui paraissait s'épanouir dans une ambiance de liberté ; plus généralement, il était plutôt pour la liberté. Il portait une casquette et fumait des Gauloises ; on le confond parfois avec Jean Gabin ; d'ailleurs c'est lui qui a écrit le scénario de Quai des brumes, des Portes de la nuit, etc. Il a aussi écrit le scénario des Enfants du paradis, considéré comme son chef-d'œuvre. Tout cela fait beaucoup de bonnes raisons pour détester Jacques Prévert ; […] »
J'avais déjà lu Extension du domaine de la lutte lorsque ce texte m'est tombé sous les yeux, mais il m'a confirmé que j'aimerais toujours Michel Houellebecq, même s'il s'employait à me décevoir ensuite, ce qu'il a d'ailleurs fait à une ou deux reprises. Mais revenons à Prévert.
Ce soir, sur la chaîne qui s'appelle “5”, entre Alexandra Sublet et Alexandra Sublet (comment peut-on êtres aussi séduisante et avoir une voix aussi désagréable ? Peu importe…), Patrick Poivre d'Arvor consacrait vingt-cinq minutes à Prévert, dans le cadre de sa série : Une maison, un écrivain, dont j'ai déjà eu l'occasion de dire ce que je pensais dans mon journal d'avant-hier, et il vous faudra attendre, donc, la fin de juillet pour savoir que PPDA reste ce qu'il a toujours été, à savoir un jean-foutre superficiel et opportuniste.
Revenons à Prévert. Cette émission, laudative, évidemment laudative (chaque écrivain présenté est toujours, quoi qu'il arrive, l'un des “majeurs” du XXe siècle, d'après Poivre, qu'il s'agisse de Marcel Proust ou de Frédéric Dard : les siècles précédents avaient des doigts différenciés, le XXe vu par Poivre n'a que des majeurs), était en fait un implacable réquisitoire contre son sujet même, c'était fascinant. On vous empilait les témoignages d'amis vous disant à quel point Prévert était un homme extraordinaire, drôle, beau parleur, cultivant l'amitié, aimant boire le coup, assez fainéant, etc. Sauf que, des comme ça, on en connait tous des dizaines : si vous voulez, je vous rameute d'ici demain matin sept ou huit témoins (et sans chercher bien loin) qui vous garantiront que, ce portrait, c'est le mien tout craché. Bon.
Mais, évidemment, dans l'émission de Poivre, il ne s'agit pas seulement de dire que Prévert était aussi fréquentable que Didier Goux, il faut aussi prouver qu'il était en outre un être exceptionnel, une perle rare, un exemplaire unique d'humanité. Donc, on se met à le citer, à réciter des extraits de ses “poèmes” (avec la voix grave et pontifiante de Poivre, c'est un bonheur : on dirait Pujadas au vingt-heures), nous montrer ses collages en sollicitant notre extase, etc.
Or, tout cela est pitoyable, gamin, nul. Magnifique, ce collage de la silhouette de Paul VI devant le Moulin rouge ! Waoh ! quelle audace ! quelle subversion ! Le vieux monde tremble sur ses bases, bordel ! Apportez les étais, Prévert vient de passer, rien ne restera debout ! Il nous avait fait deux ou trois attaques, le vieux à la cigarette, il n'était plus guère capable que de découper des images dans les magazines, mais alors quel génie éclatant ! Déjà dans Paroles, trente ans plus tôt : Notre père qui êtes aux cieux – restez-y. Hein ? Ça déménage pas velu, ça ? C'est pas du poète doré sur tranche ?
Et il en va ainsi durant les 25 mn que dure ce pensum : chaque perle que l'on nous distille sur le génie du jour enfonce le téléspectateur dans la certitude que l'on est en train de lui vendre, non pas un escroc (je ne crois pas que Prévert l'était, je pense même qu'il devait être fort agréable à fréquenter autour de quelques bouteilles), mais un fantôme impossible à ressusciter. Et plus les “amis” s'acharnent, et plus Prévert dégringole. Par exemple, l'un d'eux (j'aurais dû noter les noms : on va me reprocher de ne pas “citer mes sources”…), à un moment, des étoiles plein les yeux (et je peux le comprendre, je ne lui reproche rien, évidemment), pour nous montrer à quel point Prévert était un type hors du commun nous révèle que, chaque matin, il dessinait une fleur sur une feuille de papier, puis que, autour, entre les pétales, il écrivait ce qu'il avait à faire dans la journée. Ça vous la coupe, ça, non ?Vous auriez eu une audace pareille, mes drôles ?
Jacques Prévert est un parfait poète pour instituteur ou “professeur des collèges” (voire, de nos jours, pour agrégé des lycées) : il n'aime pas les évêques (qui sont toujours vieux et vicieux), ni les curés (qui sont moins vieux mais aussi vicieux) ; il adore les jeunes, parce que les jeunes ont toujours raison, il n'aime pas les vieux parce que les vieux ont toujours tort. En plus, les jeunes sont toujours beaux et les vieux toujours laids, n'empêche. Et il faudrait encore parler des militaires, terrifiants les militaires, et si bêtes, si bêtes ! Mais bon, on manque de temps, pour retracer l'univers si riche et si original de Jacques Prévert. Mais tout de même, grand poète (des millions d'exemplaires vendus dans le moooonde ! a répété trois fois l'ami Poivre en 25 mn d'émission, et on lui sentait la bave de l'envie aux lèvres). La preuve, qui peut faire mieux, plus riche, plus profond que cela :
Mais la vie sépare ceux qui s'aiment
Tout doucement sans faire de bruit
Et la mer efface sur le sable
Les pas des amants désunis
Putain, en plus d'être niais, ça rime même pas, bordel !
Pour illustrer vos justes propos vous auriez pu conclure en choisissant
RépondreSupprimerautre chose que "Les feuilles mortes". Ce n'est pas ce qu'il a fait de plus mauvais. Je suggère "le cancre" dans Paroles. Là, c'est du lourd.
La poésie de Prévert me semble bien illustrer ce que Renaud Camus appelle "l'obscène" : cette façon gluante d'avoir toujours trop raison, d'être systématiquement du bon côté (le côté des cancres, des déserteurs, des voyous, des vagabonds...), de "flatter profondément la Doxa tout en ayant l'air de la prendre à rebrousse-poil". Cela dit, "Les feuilles mortes" est plutôt une jolie chanson, et Prévert a écrit de beaux dialogues de films, surtout quand c'est Arletty, Marcel Herrand, Jules Berry ou Pierre Brasseur qui les disent.
SupprimerJ'ai pris Les Feuilles mortes précisément parce que ce n'est pas ce qu'il a fait de pis : sinon, ç'aurait été trop facile…
SupprimerJe suis d'accord, à propos des dialogues de films (mais pas tous…), et surtout de la manière qu'il a de "silhouetter" les personnages secondaires.
Y a un truc qui s'appelle la zapette. Vous connaissez ?
RépondreSupprimerPutain, mais qu'est-ce vous voulez que je comme te à ce genre de billet, moi ? Au moins sur mon blog, j'en fais pour titiller les lecteurs gauchistes et les les lecteurs réactionnaires. Sans compter que mon père aimait bien ce vieux con de Prévert.
RépondreSupprimerLà, c'était pour titiller les amateurs de Prévert ; mais apparemment ça ne se bouscule pas à mon portillon.
SupprimerOn est d'accord à donf, putain ça s'arrose.
RépondreSupprimer(Belle forme ce soir)
Arrêter de parler d'arroser, sinon on va voir débarquer le gros frisé !
SupprimerDeux billets décoiffants d'affilée, cela confirme qu'un printemps pluvieux est bon pour la culture.
RépondreSupprimerSi dans la foulée vous faisiez un billet sur Colombe Schneck expliquant la "civilisation" yiddish vous pourriez augmenter vos chances de ne pas être tondu à la libération (oui je sais, mais la moustache est comprise dans le prix).
http://www.fdesouche.com/332900-renaud-camus-chez-taddei-ce-soir-22h45-france-3
Votre lien.
SupprimerVous avez des péchés à expier pour regarder Poivre pendant 25 mn?
RépondreSupprimerMoi ce que je supporte le moins c'est "l'inventaire à la Prévert" qui revient régulièrement sur le tapis.
Ça plaît beaucoup aux journalistes de télé, c'est tout dire.
SupprimerJe découvre grâce à vous que le prénom original de Sublet est Alexandra... Mais quel snobisme !
RépondreSupprimerAlessandra, ma série, tou è venoue ! Souperbe ! Tou connais Zacques Prévert ?
Il paraîtrait qu'elle soit en réalité Alessandra. Dont acte, comme disent mes chosefrères.
SupprimerEn fait en vérifiant chez l'ami Wikipedia j'ai vu que, snobisme des snobismes, son prénom était Alexandra. Mais Alessandra c'est "tellement plus de la hype" comme disent les branchouilles.
Supprimerhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Alessandra_Sublet
A part ça Prévert et Boris Vian, que les profs de collège adulent, ça ne vaut pas une simple ligne du magnifique "Manuscrit trouvé à Saragosse".
A mon humble avis, le problème n'est pas tant Jacques Prévert que celles et ceux qui, parfois adolescents et boutonneux, parfois plus âgés, prétendent qu'il suffit de l'imiter pour faire de la grande poésie moderne et fraîche. Il leur manquera toujours quelque chose pour être ne serait-ce que Jacques Prévert. Du coup, ces épigones resteront mièvres, toujours. Sans le savoir.
RépondreSupprimerVous avez raison : les sous-Prévert sont encore plus pénibles que les sous-Céline.
SupprimerParole parole parole
RépondreSupprimercomme disait Dalida.
au bout des 25 minutes j'avais l'impression de n'avoir rien vu rien entendu. Cette émission, partie d'une bonne idée, est plutôt creuse en effet.
Mais je suis de parti pris, je n'ai jamais aimé Prévert et des feuilles mortes je n'aime que la musique, parce que mon père la jouait au piano.
(elle s'appelle Alessandra, pas Alexandra, la belle brune)
Mais oui, c'est une belle chanson ! Mais justement, ce n'est qu'une chanson.
SupprimerVoilà qui s'appelle une exécution, je crois.
RépondreSupprimerIl me semble me rappeler que Alain Besançon parlait, à propos de Prévert, de "débagouli de comptoir".
Cépafo.
Oui mais comptoir de gauche, hein !
SupprimerLa seule oeuvre de Jacques Prévert qui me vient en tête, c' est un dessin animé de Paul Grimault dont il a écrit les textes de ce style: « Charles Cinq et Trois font Huit et Huit font Seize ».
RépondreSupprimerLe roi et l'oiseau.
SupprimerOui, c'est tout à fait le genre.
Supprimer«... il n'aime pas les vieux parce que les vieux ont toujours tort. »
RépondreSupprimerIl aurait du savoir, ce Jacques, que :
Les vieux sont malins
Les vieux sont tenaces
Les vieux vaincront
Charles Péguy
Oula ! Pas bon, ça, Péguy : trop catho, trop élitiste…
SupprimerMais, sur la photo, Jacques Prévert n'est-il pas entrain d'observer une indigène à gros nichons sculptée sur une bouteille en bois?
RépondreSupprimerAllez je me dévoue pour tenter de compenser vos verves acides : Prévert c'est amusant.
RépondreSupprimerLa bonne question serait peut-être de savoir s'il se prenait au sérieux, s'il se considérait lui-même réellement comme un homme de lettres...
Je vous en laisse une petite ici pour vous agacer, en réalité la seule qui me vient à l'esprit régulièrement depuis plus de quarante ans, et à n'importe quel moment, bien ancrée dans le cigare, et avec la belle faute de français garantie d'origine : La pipe au papa du Pape Pie pue.
Houellebecq qui dit du mal d'une figure devenue consensuelle et populaire reçoit lui même des prix et une forme de reconnaissance de l'intelligentsia.
RépondreSupprimerC'est tellement convenu tout cela finalement, presque ennuyeux.
Dire du mal, dire du bien, l'important semble être surtout de faire parler de soi en utilisant la notoriété d'une figure populaire.
Vous faites fausse route, je crois : lorsqu'il a publié ce petit texte (Dans Les Lettres françaises, pas en "une" du Monde, hein…), Houellebecq n'avait encore publié qu'un recueil de poèmes, Rester vivant, et son livre consacré à Lovecraft, qui est d'ailleurs remarquable : il était rigoureusement inconnu et, selon toute vraisemblance, au vu de ce qu'il écrivait alors, destiné à le demeurer. Et puis, pourquoi toujours suspecter de basses raisons à ce que font les gens, et notamment les écrivains ?
SupprimerMerci pour la précision qui réduira un peu mon inculture.
SupprimerPour répondre à votre question, j'en poserai une autre, y a t il de "hautes" raisons de dire du mal de quelqun ? Ou encore, pourquoi se donner la peine de parler d'un auteur qu'on déteste ?
Tant pis si tout le monde le trouve con et grotesque.
RépondreSupprimerMoi Prévert, je l'aime bien.
Ah, mais c'est votre droit le plus absolu, bien entendu !
SupprimerVous m'avez fait penser à choisir Prévert pour mon "poème du dimanche" d'aujourd'hui.
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