Il y a évidemment un gros trou noir dans le journal d'André Gide ; il recouvre – partiellement, par chance – les années 1931 à 1936, c'est-à-dire celles où il dépose son intelligence pour s'agenouiller plus commodément devant la Russie de Staline. Au fil des pages, le malaise va croissant, provoquant même une sorte d'oppression physique, à voir cet homme passer, d'un paragraphe à l'autre, de l'esprit d'analyse le plus fin, de l'examen le plus honnête de soi, à une stupidité idéologique qui laisse sans voix. On me dira que c'est “d'époque”, compréhensible, explicable ; qu'à ce moment-là de l'histoire, on ne pouvait pas savoir. J'en demande bien pardon : dès les années vingt, et encore davantage dans la décennie suivante, celui qui voulait savoir savait. Bien entendu, je ne parle pas du troupeau qui s'entassait dans les cellules des quartiers populaciers, qui, au mieux, ne connaissait la Russie qu'à travers la propagande de L'Humanité. Mais tout intellectuel, tout homme capable de lire des livres, des revues, des journaux, pouvait savoir qui étaient Victor Serge, Voline et d'autres, prendre connaissance de leurs écrits et, partant, éviter de répéter à propos de la Russie les bobards du comité central. Et l'on éprouve une certaine tristesse à voir un esprit tel que Gide devenir l'un des englués volontaires de cette fange sanguine. Bien sûr, le lecteur sait depuis longtemps que le communisme rend con (pour le dire sans fioritures superflues) ; bien sûr il sait que dans une centaine de pages environ va arriver l'admirable sursaut du Retour d'URSS, qui lui permettra de laver la mémoire de Gide à grande eau ; mais tout de même : ces années trente restent d'une lecture éprouvante.
D'un autre côté, ce qui incline ce même lecteur à modérer la dureté de sa condamnation, c'est qu'il n'est nullement assuré si lui-même, vivant dans ces années-là, n'eût pas succombé aux mêmes sirènes. Il se modère d'autant plus qu'il ne voudrait pour rien au monde ressembler à ces petits progressistes infatués qui, aujourd'hui, tiennent pour assuré, pour allant de soi, qu'ils auraient été du bon côté si le sort les avait fait avoir 25 ou 30 ans en mai 40. Héroïques comme ils se voient dans les miroirs de leurs écrans en veille, ils auraient même réussi l'exploit de se retrouver simultanément à Londres chez de Gaulle et dans les maquis du Vercors ou de Corrèze, tout en sauvant des dizaines de Juifs de la zone nord. Ce qui, évidemment, laisse peu de temps pour lire des livres, surtout ceux qui s'opposent à la glorieuse révolution prolétarienne.
Restons-en là pour aujourd'hui. Lors de notre prochaine conférence, nous examinerons les rapports en demi-teintes que Gide entretenait avec Marcel Proust et son œuvre.
La personnalité de Gide tempère l'importance de ses engagements multiples et contradictoires (religieux, politiques ...).
RépondreSupprimerA.BAR
Voilà qui demanderait à être un peu développé…
SupprimerJ'aurai dû écrire :
SupprimerLa personnalité de Gide explique la versatilité de ses convictions multiples et contradictoires (religieuses, politiques ...).
C'est plutôt ça.
Porté vers la religion et la foi dans sa jeunesse (lire "Si le grain ne meurt") Gide s'est tourné ensuite vers des plaisirs beaucoup plus charnels. Par ailleurs Francis Jammes lui reprocha son individualisme assez contradictoire avec le soutien qu'il a affiché à la même époque pour le communisme.
Mais il est vrai, qu'aurions nous fait aux mêmes époques ?
Peut-être vaut-il mieux être versatile que de s'enfermer dans une idéologie lorsqu'on se rend compte que l'on s'est trompé.
Tout cela pour dire que le soutien de Gide au communisme, avant même qu'il ne se rende sur place pour constater son erreur, a peut-être plus résulté d'une exaltation spontanée due à une personnalité influençable que d'une longue réflexion posée et murie.
A.Bar
Ah, ben voilà : là, on comprend ! Cela dit les préoccupations religieuses de Gide ne s'en sont nullement allées avec sa jeunesse, si j'en juge par son journal.
SupprimerIl semble que l'exaltation religieuse de Gide a quand même faibli avec l'âge. Le sentiment religieux tient moins de place dans les derniers ouvrages et sa critique est même assez présente.
SupprimerDans le Journal du 24 février 1946, il écrit (à Bernard Enginger, page 295) :
Pourquoi chercher de « nouveaux maîtres » ? Catholicisme ou communisme exige, ou du moins préconise, une soumission de l’esprit. Fatigués par la lutte d’hier, les jeunes gens (et nombre
de leurs aînés) cherchent et pensent trouver, dans cette soumission même, repos, assurance et confort intellectuels. Que dis-je ? Ils y cherchent même une raison de vivre et se persuadent (se
laissent persuader) qu’ils seront de meilleur service et assumeront leur pleine valeur, enrôlés.
C’est ainsi que, sans trop s’en rendre compte, ou ne s’en rendant compte que trop tard, par dévouement, ou par paresse, ils vont concourir à la défaite, à la retraite, à la déroute de l’esprit ; à l’établissement de je ne sais quelle forme de « totalitarisme » qui ne vaudra guère mieux que le nazisme qu’ils combattaient.
Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. Sans eux, c’en serait fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimons et qui donnait à notre présence sur terre
une justification secrète. Ils sont, ces insoumis, le « sel de la terre » et les responsables de Dieu.
Car je me persuade que Dieu n’est pas encore et que nous devons l’obtenir. Se peut-il un rôle plus noble, plus admirable et plus digne de nos efforts ?
A.BAR
Le communisme rend con à moins qu'il ne rende fou : "C'est à cela qu'on reconnaît les communistes : ils sont fous, possédés par le diable, ils mangent les enfants et en plus ils manquent d'objectivité."
RépondreSupprimerMais à cette époque "on ne pouvait pas savoir"...
Ce qui est cocasse, c'est que lorsqu'on tentait de mettre Gide face à ses contradictions, il répondait je m'en contre-pignole à deux mains dans sa langue souvent crue au dire des biographes. Il empoignait alors son pot de peinture et sa brosse à demi-teinte en gromelant tiens, je vais me faire Marcel, ça me détendra.
RépondreSupprimerL'attirance des intellectuels issus de toutes tendances pour le communisme ne peut s'expliquer, à mon avis, que par la persistance d'un esprit religieux chez ceux qui avaient tourné le ds à toute religion: car ce rêve, face à toutes les turpitudes et tout le cynisme de nos sociétés capitalistes, de créer un monde vertueux où elles n'existeraient plus, et dans lequel "tout serait parfait une fois pour toutes" - comme au Paradis- est un rêve d'essence religieuse.
RépondreSupprimerDans le monde réel, le communisme n'est plus qu'un cadavre sanglant qui remue encore dans quelques coins de l'Asie ou de l'Amérique latine. Mais comme fantasme il est encore bien vivant, à tel point que je me demande s'il n'est pas immortel. Interrogez des « progressistes » autour de vous : combien vous diront que si le communisme a échoué dans la réalisation de ses idéaux et réussi dans le crime partout où il s'est établi, c'est parce qu'on s'y est mal pris, qu'on n'est pas allé assez loin, qu'on n'a pas été assez communiste...
RépondreSupprimerCe que notre ami Nicolás disait bien mieux que moi pas plus tard qu'hier : Le révolutionnaire explique que la révolution d'hier a été trahie par un misérable.
Hergé, avec son Tintin au pays des Soviets (1930), était semble-t-il beaucoup plus proche de la réalité.
RépondreSupprimerC'est assez intéressant pour être noté. Les gags caricaturaux inventés par Hergé sans autre base qu'un anticommunisme primaire, se sont avérés coller d'assez près à la vérité historique.
SupprimerJe partage assez l'avis d' Elie Arié.
RépondreSupprimerLe communisme chez Gide, n'est pas à prendre comme un dogme qu'il appliquerait à la lettre. Je ne vois pas chez lui ce prosélytisme si courant chez d'autres auteurs. Il croyait dur comme fer à la générosité et au partage, parce que lui-même était généreux.
Je lui pardonne ces moments d'égarement parce qu'il y aura bien sûr le fameux Retour d'URSS; comme il y avait eu le Voyage au Congo (et Retour du Tchad) où il dénonçait les administrateurs et leur inconséquence face aux excès des colons.
Et comment ne pas se souvenir que durant la première guerre mondiale il se dévoua corps et âme au Foyer Franco-Belge qui accueillait les réfugiés.
C'est pas pour faire ma prétentieuse, mais pour ceux qui se demanderaient de qui est ce masque sur le mur derrière Gide, il s'agit de celui de Leopardi, le poète et philosophe italien qu'il admirait.
RépondreSupprimerJe confirme l'assertion de la prétentieuse…
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