vendredi 2 février 2024

Ernesto : 1 ; Jean : 0


 Pour mériter d'être lu cinquante ans après avoir été écrit, un roman qualifié de “dystopique” doit présenter au moins l'une de ces deux qualités : 1) le monde imaginaire qu'il décrit aura un certain nombre de ressemblances, de points de contact avec celui du lecteur, et sera “ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre” ; 2) s'il est totalement différent, ce monde, radicalement autre, il doit alors être original, insolite, amusant voire cocasse, tragique, troublant, etc. L'idéal, évidemment, la pleine réussite, c'est le roman qui parvient ou parviendrait à fondre ensemble ces deux qualités.

C'est pourquoi le 2024 de Jean Dutourd, écrit en 1974, est un mauvais roman dystopique. Parce que le monde qu'il imagine – qu'il imagine pour nous, aujourd'hui – n'a strictement aucun rapport, même lointain, avec celui que nous subissons effectivement (je pourrais développer un peu cela, mais n'en ai pas envie : il va falloir me croire sur parole…). Comme, en outre, cette France “futuriste” qu'il tente de décrire, est terne, morne, sans attrait aucun, et que lui-même semble avoir éteint toute verve en lui avant de s'y atteler, 2024 a été abandonné par moi au bout de cinquante pages, alors que je m'y ennuyais depuis la vingt-cinquième.

En revanche, il peut se faire que l'on tombe sur un roman dont l'objet, le but, la raison d'être n'étaient nullement la dystopie, mais qui soudain, durant deux ou trois pages, fugitivement, comme par distraction, y débouche et y réussisse pleinement, cumulant les deux qualités que j'évoquais en commençant. C'est ce qui se produit dans L'Ange des ténèbres d'Ernesto Sábato, entre les pages 206 et 208 de l'édition Points-Seuil. (Par une coïncidence qui ne surprendra que les naïfs, il se trouve que le roman de Sábato a été écrit exactement dans le même temps où Dutourd rédigeait le sien.) Comme je me sens, ce matin, plutôt courageux du clavier, je m'en vais vous recopier le passage en question. Voici :


« Soit le jeune nègre Jefferson Delano Smith. Il passe l'arme à gauche et on greffe son cœur sur le mineur John Schwarzer, qui devra dès lors porter le nom de Schwarzer-Smith, s'il est vrai que le droit n'a pas été inventé pour les chiens. Avec cette réserve qu'on peut, cela va de soi, écrire le deuxième nom en plus petit, par exemple :

SCHWARZER-smith,

proportionnellement au volume occupé par l'organe rapporté dans la grosse carcasse du mineur. Après quoi notre centaure cardiaque reçoit un rein de Nancy Henderson, et son nom devient Schwarzer-Smith-Henderson, avec un léger changement de sexe qui pourra figurer sur ses papiers sous la forme “MASCULIN-féminin” à la ligne 2. Puis on lui greffe un foie de singe (léger changement de statut zoologique).

— Enfin, Quique !…

— Une cornée provenant de Monsieur Nick Minelli, patron de la pizzeria-drugstore de la rue Dalas, à Toledo, Ohio (petit changement, non seulement de nom, mais de professione e indirizzo) ; un mètre vingt d'intestins appartenant à Ralph Cavanagh, boucher de Truro, Mass. (nouveau changement de indirizzo e professione) ; pancréas et rate du joueur de base-ball Joe Di Pietro, de Brooklyn ; hypophyse de l'ex-professeur Sol Shapiro, du Dayan Memorial Hospital, New Jersey ; métacarpe de Seymour Sullivan Jones, cadre supérieur à la Coca-Cola Corp., de Cincinnati. Celui qui était à l'origine, le mineur Schwarzer, et que l'on appelle maintenant pour simplifier Mr John Schwarzer-Smith & Co. Inc. (Inkie, pour les intimes), subit ensuite une greffe d'ovaire de Miss Geraldine Danielsen, de Buffalo, Oklahoma, à la suite d'une sensationnelle découverte du Pr Moshe Goldenberg, de l'université de Palo Alto, Californie, qui a démontré que l'implantation d'un ovaire dans le corps d'un homme (ou d'un testicule dans le corps d'une femme) est la seule façon, à partir d'un certain âge (et la Société Schwarzer-Smith a atteint 172 ans), de rendre leur souplesse aux artérioles du cerveau, sans qu'il soit besoin de transplanter un cerveau, ce qui pour le moment n'est pas jugé indispensable.

— Mais écoute, Quique…

Cazzo di niente ! Par suite des complications que cette dernière greffe commence à produire au bout d'un an et demi, la société Schwarzer-Smith voit se développer son buste et désire, ce qui prouve le rajeunissement appréciable engendré par la greffe, nouer, comme on dit, des rapports sentimentaux avec le sieur ou la société Dupont, de l'Ohio. Dans cette perspective, il aspire à, et finalement exige la greffe du vagin de Miss Christine Michelson, laquelle vient de décéder à la suite d'un rejet de greffe de surrénale en mauvais état.

Devant le refus de la famille Michelson, qui professe une stricte adhésion aux principes de la Nouvelle Église baptiste du Troisième Jour, on incorpore à l'organisation Schwarzer-Smith un organe en térylène fabriqué ad hoc par la prestigieuse Plastic-Opotherapic International Co., aux mesures du sieur ou de la Société Dupont. Opération réussie, qui permet au bout de trois semaines l'union des deux holdings, mariage de raison * si vous voulez, mais qui est couronnée par une importante cérémonie industrielle et théologique au temple de la Christian Science réformée de la petite ville de Praga, Illinois, où la première des deux sociétés susmentionnées détient un gros paquet d'actions qui la rend majoritaire à l'usine Coca-Cola, actions acquises par héritage partiel correspondant à la greffe du pancréas de Mr D.D. Parkinson, le regretté président-directeur général de l'entreprise pour l'État de l'Illinois.

Tout cela est définitivement positif, du point de vue de l'Avancement de la Science et de la Technologie, mais aussi très émouvant du point de vue de la Démocratie américaine, car un misérable péquenot comme l'était au départ le mineur John Schwarzer a pu accéder, grâce à des viscères en bon état, au statut de PDG d'une grosse entreprise mondialement respectée, et passer de sa très grossière condition de mâle pur à celle, super-sophistiquée, d'unisexe en société anonyme. »


Et c'est ainsi qu'Ernesto Sábato, écrivain argentin proposé avec toutes ses pièces garanties d'origine, inventa le bonheur parfait, au détour de sa page 206.

 

* En français dans le texte original.

6 commentaires:

  1. Dommage que vous ayez lâché Jean Dutourd si vite! Je vais m'y mettre prochainement...

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    1. J'attends votre avis !

      DG

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    2. Cher Didier,
      c'est ici: http://fattorius.blogspot.com/2024/02/2024-de-jean-dutourd-avant-quil-ne-soit.html
      Peut-être saurai-je vous convaincre de vous y replonger?
      Bonne soirée à vous!

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  2. J’imagine qu’il a voulu être drôle mais je trouve cette lecture pénible.

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    1. Vous êtes trop sensible, comme gars…

      DG

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  3. Il sait être à la fois drôle... et parfaitement sinistre.

    DG

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.