Il est habile et malin, ce gros père de Sainte-Beuve ! il nous promène et nous perd dans les sentes de son grand parc, de son désert, mais lui sait toujours précisément à quel endroit il est et où il veut nous ramener. Juste après nous avoir conviés à suivre l'enterrement de M. de Saci, et à l'instant d'introduire Pascal dans sa tapisserie, il s'autorise un long détour (trente pages serrées) en Bordelais, chez Montaigne ; comment pourrait-il d'ailleurs faire autrement ? Mais si c'est très bien d'aller arpenter les vignobles et muser le long de la Garonne, pour finir il faut bien ramener le chaland en vallée de Chevreuse. Sainte-Beuve s'y prend de cette manière – c'est au bas de la page 515 du premier volume de l'édition “Bouquins” :
« […] nous qui venons d'assister au convoi et aux funérailles de M. de Saci, je me demande ce que seraient à nos yeux les funérailles de Montaigne : je me représente même ce convoi idéal et comme perpétuel, que la postérité lui fait incessamment. Osons nous poser les différences ; car toute la morale aboutit là.
» Montaigne est mort : on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charron et mademoiselle de Gournay, – celle-ci, sa fille d'alliance, en guise de pleureuse solennelle, – sont les plus proches qui l'accompagnent, qui mènent le deuil ou portent les coins du drap, si vous voulez. Bayle et Naudé, comme sceptiques officiels, leurs sont adjoints. Suivent les autres qui plus ou moins s'y rattachent, qui ont profité en le lisant, et y ont pris pour un quart d'heure de plaisir ; ceux qu'il a guéris un moment du solitaire ennui, qu'il a fait penser en les faisant douter ; La Fontaine, madame de Sévigné comme cousine et voisine ; ceux comme La Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques, qu'il a piqués d'émulation, et qui l'ont imité avec honneur ; – Voltaire à part, au milieu ; – beaucoup de moindres dans l'intervalle, pêle-mêle, Saint-Évremond, Chaulieu, Garat…, j'allais nommer nos contemporains, nous tous peut-être qui suivons… Quelles funérailles ! s'en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables au moi ? Mais qu'y fait-on ? À part mademoiselle de Gournay qui y pleure tout haut par cérémonie, on y cause ; on y cause du défunt et de ses qualités aimables, et de sa philosophie tant de fois en jeu dans la vie, on y cause de soi. On récapitule les points communes : « Il a toujours pensé comme moi des matrones inconsolables », se dit La Fontaine. – « Et comme moi, des médecins assassins », s'entredisent à la fois Le Sage et Molière. – Ainsi un chacun. Personne n'oublie sa dette ; chaque pensée rend son écho. Et ce moi humain du défunt qui jouirait tant s'il entendait, où est-il ? car c'est là toute la question. Est-il ? et s'il est, tout n'est-il pas changé à l'instant ? tout ne devient-il pas immense ? Quelles comédie jouent donc tous ces gens,qui la plupart, et à travers leurs qualités d'illustres, passaient pourtant pour raisonnables ? Qui mènent-ils, et où le mènent-ils ? où est la bénédiction ? où est la prière ? Je le crains. Pascal seul, s'il est du cortège, a prié. »
Dans ce cortège, Blaise vient précisément de s'y glisser, sur une chiquenaude de Sainte-Beuve. Et les Provinciales peuvent paraître.
Lisant cela, impossible de ne pas vous imaginer réfléchissant à ce que sera votre propre "enterrement". Je mets entre guillemets, parce que de nos jours, on n'enterre plus, on brûle. Moins on a odoré et plus on brûle !
RépondreSupprimerSi vous avez une petite idée de qui sera votre "mademoiselle de Gournay", vous vous demandez qui seront les "adjoints", vos "La Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques" ?
Difficile d'imaginer ne plus exister du tout, après la mort !
Moi j'ai trouvé un truc pour marquer les miens après ma mort : quiconque vient déjeuner chez moi, a toujours droit au même menu. Ce qui fait qu'après ma disparition, aucune de ces personnes ne pourra manger du gigot d'agneau sans penser à moi !
Oui bof ! Je reconnais que je suis sans doute très loin de Pascal et de ses Pensées que je ne me suis pas encore décidée à lire !
P.S. Pourquoi n'avoir pas écrit : "Blaise vient précisément de se glisser dans ce cortège..." ?
Oui, hein, pourquoi ?
SupprimerPutain, Mildred, j'ai déjà donné deux fois le lien de mon analyse exhaustive du rôle des virgules dans l'oeuvre de Didier Goux et des frissons proustiens qu'elles lui procurent. Essayez de suivre, merde, quand même.
SupprimerLa virgule force l'exécution d'une unité syntaxique, ce qui la transforme en unité sémantique (copyright Najat Vallaud-Bécassine).
C'est pourtant limpide, non ?
Cher jazzman, votre amabilité et votre patience à mon égard, me feraient presque honte de ce que j'ai pu écrire, par ailleurs, sur le MadeInCH !
SupprimerJ'ai vu, mais comme je n'interviens jamais chez H16, et qu'il y a un pseudo MadeInCH, on peut penser que ça ne s'adressait qu'à lui.
SupprimerGlobalement, vos débuts chez H16 peuvent être qualifiés de "rugueux".
Quel régal, Maître Goux, vous donnez furieusement envie de lire Sainte-Beuve (si on avait encore un peu de temps entre toutes les autres lectures, y-compris celles de la Toile).Vous auriez été un prof de littérature parfait : Sainte-Beuve est typiquement l'auteur idéal pour le vieillard chenu ou le collégien désoeuvré pendant les grandes vacances d'été...
RépondreSupprimerEn tout cas je vous remercie pour ces impressions, et pour les conseils de lecture que vous nous livrez. Si j'ai acheté deux romans de La Varende dans une brocante il y a quelques mois c'est à votre influence que je le dois - influence encore rémanente des années après.
SupprimerEt vlan! Dites moi mon Cher, êtes- vous plutôt chenu où désoeuvré?
RépondreSupprimerDepuis que j'ai bouclé mes six mille signes du jour, je suis plutôt les deux…
SupprimerCe Sainte-Beuve est un fieffé roublard, si j'en juge par cet extrait. Beaucoup de mots, de formules, de tics d'écriture, pour assurer une pauvre transition... C'est très bien fait, je n'en disconviens point, mais cela sent un peu l'artifice et le discours de salon.
RépondreSupprimerMarco, votre audace m'a donné des frissons !
SupprimerC'est quelque chose de terrible que de ne pas pouvoir assister à son propre enterrement...ou, au contraire, une excellente chose pour éviter bien des déceptions (" Il n'y a que 6 personnes ? Machin, qui me doit tant, ne s'est même pas dérangé! " etc.) ?
RépondreSupprimerEt pourtant de nos jours, beaucoup de gens auraient le privilège d'assister à leur enterrement et de savoir ce qu'on dira d'eux après leur mort.
RépondreSupprimerNotammment nombre d'agents de la CIA, spécialement ceux payés pour corrompre la jeunesse. Lorsqu'ils sont fatigués du rôle qu'on leur fait jouer, on leur offre une "fausse mort" pour ne pas écorner la légende.
C'est dur à avaler, mais prenons un exemple :
Jim Morrison, fils d'un amiral multi-décoré de l'US navy est enterré au Père-Lachaise, alors que le moindre GI est rapatrié et enterré aux USA.
Si ça ne vous pose aucun problème, vous êtes prêts à avaler n'importe quoi. Bon appétit !
Allons bon ! On était déjà un blog méphitique, voilà qu'on vire au site complotiste, à c't'heure !
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