Fanny et Alexandre est construit en diptyque, mais les deux “panneaux” de celui-ci – le théâtre et l'Église – ne font pas que se contempler ni même se répondre : ils se combattent. On ne révélera rien en disant qu'ils renferment en eux, à la “pliure”, la tension qui habitait Ingmar Bergman lui-même, fils de pasteur luthérien et homme de théâtre. Dans le film, l'ordre est renversé : c'est le théâtre qui forme le premier panneau et l'Église le second. C'est que le théâtre n'est pas seulement celui, bien réel cependant, dont les parents et la grand-mère d'Alexandre sont les dépositaires, les directeurs et les comédiens tout à la fois : il est aussi, plus vaste et tout aussi clos, celui de l'enfance elle-même, du “petit monde” dont parle le père peu de temps avant de mourir, symbolisé par l'imposante maison familiale sur laquelle règne la grand-mère, où tout en effet semble se faire décor immuable, ritualisé à l'extrême – avec une nette prédominance de la couleur rouge, celle du lourd rideau qui se lève et retombe. Du reste, il y a aussi du théâtre à l'intérieur de ce théâtre, mais il n'est finalement pas plus codifié que celui où tente de vivre le “petit monde”. On peut noter aussi que, dans cette première partie, quelques accords en sourdine annoncent déjà la seconde (de même que, dans celle-ci, le théâtre ne se laissera pas tout à fait oublier) : la prière vespérale des enfants, par exemple. Toute cette première partie se déroule dans ces deux univers clos jumelés que sont la maison familiale et le théâtre qui est en quelque sorte sa raison d'être. Une seule exception : la courte scène d'extérieur où l'on voit Isaac, l'ami-amant de la grand-mère, quitter son magasin d'antiquités (extraordinaire caverne d'Ali-Baba initiatique et surnaturelle) pour venir prendre sa place au repas de Noël – première esquisse du rôle de passeur, de “pont” qu'il jouera dans la seconde partie.
C'est la mort du père qui nous fait basculer de l'un à l'autre panneau, scène d'une éprouvante sobriété qui culmine dans l'ultime face-à-face – dont on se demande s'il n'est pas en fait le véritable premier – entre Alexandre et son père râlant. L'enterrement est la première sortie du “petit monde” dans le grand, sous la masse écrasante et froide de la cathédrale, toujours filmée dans une contre-plongée menaçante. Enterrement lui aussi ritualisé à l'extrême, dont Alexandre combat la solennité glaçante et magnifique en égrenant à mi-voix et en boucle des “pisse, merde, bite…” proférés d'un ton mécanique et les yeux obstinément baissés.
Le remariage de la mère avec l'Évêque arrache Fanny et Alexandre au “petit monde” pour les enfermer dans une prison à la fois réelle et mentale, aussi austère que la maison familiale était opulente et chaude. La couleur rouge disparaît totalement, mais pas la ritualisation – ni donc le théâtre – puisque même les châtiments corporels que devra subir Alexandre obéiront à une mise en scène précise, maniaque. À partir de cette transplantation brutale, les deux enfants découvrent à la fois la cruauté et le surnaturel. La cruauté est celle de l'évêque, bien entendu, mais on aurait tort d'y voir uniquement une fustigation de la religion : l'évêque utilise son magistère comme une arme, une “férule” mentale et, ce faisant, le trahit. J'en veux pour signe la scène où Alexandre, puni, est contraint de passer la nuit dans le grenier de l'évêché : dans un coin de la pièce en soupente se trouve un grand christ en croix ; mais il est renversé, à terre, comme un objet de rebut qu'on aurait monté là pour ne plus le voir – ou peut-être pour que lui ne voie plus ce que l'on fait en se réclamant de lui. Quant au surnaturel, il apparaît en premier lieu à Alexandre sous les traits de son père – père qui, au moment de sa mort, répétait le rôle du spectre, dans Hamlet. De fait, c'est à ce moment qu'Alexandre commence à s'extraire de la gangue de l'enfance (rouge et chaude) pour se dresser contre l'usurpateur, lequel aura finalement une mort “de théâtre”, soigneusement artificielle, méticuleusement incrédible. De même l'évasion de Fanny et Alexandre, ravis de leur prison dans un coffre ancien où Isaac les a dissimulés à la suite d'une ruse cousue de fil blanc, dans la plus pure tradition de la comédie.
Car nul ne peut se rendre librement d'un univers à l'autre, du petit monde à l'évêché et inversement. Personne sauf l'antiquaire juif qui continue de jouer son rôle de passeur, aidé par son fils Aaron, et emmène les deux enfants dans sa caverne d'Ali-Baba, où se trouve enfermé l'autre fils d'Isaac, Ismaël, qui détient la clé du monde des esprits et dont l'étrangeté est soulignée par le fait que c'est une femme qui joue le rôle.
À la toute fin du film, le petit monde s'est reconstitué, pratiquement inchangé. Mais c'est alors, dans un couloir, le fantôme de l'évêque qui jette littéralement Alexandre à terre, comme s'il le foudroyait, et s'éloigne sur cette prophétie : « Tu ne m'échapperas pas ! » Mais on se dit que si, peut-être, tout de même. Car, entre temps, pour se donner la force de combattre l'usurpateur, de repousser son emprise, Alexandre a commencé à inventer des histoires…
Hé ho ! Vous allez nous faire combien de billet, ici, vous ? J'ai du boulot. Il faut que je trolle Sarkofrance, par votre faute, en plus.
RépondreSupprimerEt en plus, on ne peut même pas troller votre précédent billet.
RépondreSupprimerEn fait, j'avais pensé le programmer pour demain matin, mais j'ai oublié de modifier le bazar…
RépondreSupprimerPour le précédent billet, c'est pour envoyer les trolls directement chez PRR.
C'est de vous ce texte aussi ardant que le buisson aux vifs accents monsieur Goux ou es-ce le commandement d'une pièce en quatre temps dont le boléro ferait danser les actes..
RépondreSupprimerC'est tout à fait remarquable, d'un bel enseignement ! Un régal..
Ardent avec un "e" pardon. Charité ordonnée commence par soi-même.
RépondreSupprimerTrès bon billet M. GOUX. Z'auriez pas été critique à Télérama dans une autre vie ?
RépondreSupprimerSand : quand je publie un texte de quelqu'un d'autre, je le signale, en général…
RépondreSupprimerFarr : je vous hais !
Didier, z'êtes pas le premier. Pourtant je ne suis qu'amour.
RépondreSupprimerC'est un beau billet pour un beau film. J'aime beaucoup cette critique qui s'achève comme sans point final,sur l'avenir d'Alexandre qu'on ne réussira pas à casser malgré tout.
RépondreSupprimerMaiiis dans mon souvenir le frère et la sœur etaient très très proches , genre comme y faut pas, ou bien? Jeme trompe de film? Ou de livre? HQS par ailleurs ? Geargies
RépondreSupprimerJe pense qu'en effet vous vous trompez de film…
RépondreSupprimerL'exception, c'est bien ce qu'il me semblait prétendre, monsieur le Général.
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