vendredi 19 octobre 2012

Mitterrand, de Gaulle, la cousine Bette et la table ronde

L'humour, que je sache, n'a jamais passé pour être l'une des qualités saillantes de Balzac ; il y en a pourtant. Dans La Cousine Bette, environ au premier tiers du roman, je tombe sur ce petit dialogue – c'est Célestin Crevel qui parle, ancien commis et successeur, comme l'on sait, de César Birotteau :

« J'adore Louis-Philippe, c'est mon idole, il est la représentation auguste, exacte de la classe sur laquelle il a fondé sa dynastie, et je n'oublierai jamais ce qu'il a fait pour la passementerie en rétablissant la garde nationale…
– Quand je vous entends parler ainsi, dit Lisbeth, je me demande pourquoi vous n'êtes pas député. »

Mais Balzac ne serait pas lui-même, sans ces brèves notations psychologiques (je sais que le mot est mal porté et considéré avec hauteur par les petits lecteurs du XXIe siècle, d'où la précaution de l'italique…) qu'il jette comme en passant. Celle-ci par exemple, à la page suivant le précédent extrait (je souligne) :

« Elle rejoignit là son infidèle et put le suivre sans être vue par lui, car les amoureux se retournent rarement ; »

Mais revenons à Célestin Crevel et à César Birotteau (qui est mort depuis assez longtemps, au moment où se déroule l'action de La Cousine Bette). Comme souvent, avant de brosser le portrait de son personnage, Balzac prend soin de lui fournir un cadre. Et, encore avant de décrire cet environnement intime, il esquisse une loi générale (que Proust, lui, aurait probablement fait intervenir après sa description) :

« Avez-vous remarqué comme, dans l'enfance, ou dans les commencements de la vie sociale, nous nous créons de nos propres mains un modèle à notre insu, souvent ? Ainsi le commis d'une banque rêve, en entrant dans le salon de son patron, de posséder un salon pareil. S'il fait fortune, ce ne sera pas, vingt ans plus tard, le luxe alors à la mode qu'il intronisera chez lui, mais le luxe arriéré qui le fascinait jadis. On ne sait pas toutes les sottises qui sont dues à cette jalousie rétrospective, de même qu'on ignore toutes les folies dues à ces rivalités secrètes qui poussent les hommes à imiter le type qu'ils se sont donné, à consumer leurs forces pour être un clair de lune. Crevel fut adjoint parce que son patron avait été adjoint, il était chef de bataillon parce qu'il avait eu envie des épaulettes de César Birotteau. »

En dehors du fait que l'on s'approche là tout près du “modèle-obstacle” tel que défini un siècle et demi plus tard par René Girard, relisez donc ce passage en remplaçant Célestin Crevel par François Mitterrand et César Birotteau par Charles de Gaulle : je vous défie de ne pas sourire…

Enfin – car il ne faut point lasser l'aimable assistance –, la page ne serait pas complète, ni tout à fait caractéristique, si ne venait s'y glisser l'une de ces incongruités que l'on rencontre régulièrement chez Balzac – Proust, encore lui, s'en est fort drôlement servi dans son pastiche – et dont on se demande toujours quel petit démon a pu le pousser non seulement à les écrire mais à les ratifier lors de ses nombreuses relectures-corrections sur épreuves. J'aime particulièrement celle qui se trouve justement ici (c'est toujours moi qui souligne, évidemment) :

« Le table ronde, immobile au milieu du salon, offrait un marbre incrusté de… », etc.

Qu'aurait-il voulu ? Qu'elle danse la gigue d'un coin à l'autre de la pièce ? Qu'elle aille faire un tour à l'office pour s'enquérir de l'heure où elle devrait supporter le thé et les gâteaux ? Que Victor Hugo se pointe pour la faire tourner ?

Il reste que La Cousine Bette est un implacable chef-d'œuvre.

26 commentaires:


  1. Moi c'est Le Père Goriot et ses deux salopes de filles qui m'émeut toujours.
    Suis sensible et ne supporte pas l'ingratitude.

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    1. Salopes de filles, sans doute. Mais le père lui-même n'est pas exempt de reproches, loin de là. C'est en fait une sorte de monomaniaque de la paternité, doté finalement d'un égoïsme assez terrifiant.

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    2. Je ne l'ai pas compris comme ça.
      Peut-être parce que je suis père, pas vous.

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    3. Quel curieux raisonnement ! J'imagine une discussion sur "Œdipe roi" où l'un des interlocuteurs dirait à l'autre : je n'ai pas du tout compris le personnage comme cela ; il est vrai que moi, j'ai couché avec ma mère et tué mon père, pas vous !

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  2. Moi je ne vois guère de Mitterrand chez Célestin Crevel, par contre le paragraphe cité me semble adapté à la parfaite représentation d'un réactionnaire.

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    1. Comme notaient les professeurs de mon époque dans les marges de nos copies : « Expliquez pourquoi. »

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    2. Non, Didier : les explications à fournir, c'est seulement pour les réacs. Les autres sont dans le bon camp, ils n'ont donc rien à expliquer.

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    3. Et puis après Ludo747 va reprocher aux autres de "cracher leur haine"… (faites ce que je dis pas ce que je fais)

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  3. Robert Marchenoir19 octobre 2012 à 14:19

    "La table ronde, immobile au milieu du salon."

    "La Cousine Bette est un implacable chef-d'œuvre."

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    1. ?

      C'est fréquent que les tables, même rondes, soient immobiles au milieu du salon.

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    2. C'est curieux, il m'avait semblé dire exactement cela, dans mon billet…

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    3. Robert Marchenoir20 octobre 2012 à 16:47

      Eh bien, moi qui m'étais demandé si ce n'était pas fait exprès, en forme de clin d'oeil...

      De même que je ne vois pas comment une table peut être autre chose qu'immobile (bon, il y a des exceptions, hein : les tables tournantes, les tables royales qui rentraient dans le sol une fois le repas desservi...), je ne vois pas comment un chef d'oeuvre peut être implacable.

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    4. Il est implacable par la manière dont il conduit tous les personnages ou presque à l'abîme auquel ils sont promis dès le début.

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  4. J'aime l'idée de l'implacable chef-d'oeuvre, ce qu'il est sans conteste.

    Pour la cousine Bette, son imagination créatrice s'appuie sur plusieurs modèles trouvés dans son entourage : " Le caractère principal sera un composé de ma mère, de Mme de Valmore et de la tante Rosalie. " écrit-il dans une lettre.

    Apparemment facile, et pourtant singulièrement ardu.

    Autre chef-d'oeuvre, Béatrix. Admirateur de Balzac, Julien Gracq ne tarit pas d'éloges à propos de Béatrix de Bretagne (Préférences, Corti, 1961).
    Cette unique phrase, pour le plaisir :
    " Derrière les meules blanches du sel, toujours battue des houles aveugles, la côte de Guérande, à l'égal des rivages de la Crète, garde son emportant prestige de royaume de la mer. "

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    1. Beatrix, oui : admirable au moins dans sa première moitié, et notamment les premières pages, “l'arrivée” sur Guérande. Mais inférieur tout même à notre Cousine, il me semble. J'ai bien envie aussi de relire La Rabouilleuse.

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    2. La Rabouilleuse, Didier, vous ne la regretterez pas ! Joseph Brideau au sommet de son art, qui rappelle d'Arthez, la rigidité en moins (mais la même naïveté, qui provoque le même énervement chez le lecteur (cependant Balzac semble le préférer, et de loin, à l'autre poète maudit, puisqu'il est, tout bien considéré, l'un des rares personnages de la Comédie sur lequel l'auteur n'exerce pas (trop) sa délicieuse cruauté ; du reste, son avenir est radieux)), son frère Philippe, condensé des vices et des vertus balzaciennes, et le terne, le terne, le terne !

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    3. Oh mais, pour l'avoir déjà lue deux fois, je sais fort bien que je ne serai pas déçu ! (Encore que, on ne sait jamais…)

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  5. …"car les amoureux se retournent rarement ; "
    ça me laisse pantois! pour toute la soirée! je n'avais jamais songé à cela et cela va me poursuivre longtemps. Lorsque je marcherais dans la rue, je regarderais les amoureux d'une autre façon…

    Le "modèle/obstacle" aussi: devenir esclave de ce que l'on admire… ironie du sort…
    Je courre acheter le livre…

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  6. Faire danser ou tourner une table à la manière de Hugo...

    Il peut y avoir quelque chose qui se reflète dans la table, une lumière, le feuillage d'un arbre, un visage...

    La table devient un symbole, un autel...

    Celui qui regarde la table peut avoir des souvenirs, et voir comme des fantômes autour de la table...


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  7. Mais tout Balzac est dans cet "immobile" ! On retrouve d'ailleurs cette idée développée quelques lignes plus loin : "Tout s'y trouvait conservé comme des coléoptères chez un entomologiste, car Crevel y demeurait très peu."
    C'est par cet "immobile" que Balzac échappe au réalisme dans lequel on a trop souvent voulu l'enfermer.

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    1. J'étais presque sûr que vous alliez nous le justifier, cet “immobile” !

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  8. Ce qui pourrait-être intéressant, ce serait d'examiner les brouillons et d'essayer de comprendre si d'abord Balzac part de l'image "immobile" qui s'impose à lui puis dans un deuxième temps, essayant en quelque sorte de se comprendre, se dirige vers le développement des "coléoptères" ou si au contraire il part des coléoptères pour remonter vers "immobile".

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    1. Tiens, à propos : ça existe, des manuscrits de Balzac, quelque part ? Et ces fameuses réécritures sur épreuves d'imprimeries, elles ont été conservées, à votre avis ?

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  9. Je connais ce livre :
    http://www.lexpress.fr/culture/livre/illusions-perdues-du-manuscrit-a-l-edition-furne-corrige_943898.html

    Je ne sais pas trop. Je crois par ailleurs que les manuscrits sont assez rares, à part le Furne corrigé, mais tout ça reste à vérifier.

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    1. Dans la Maison de Balzac, à Passy, vous trouverez de très nombreuses pages d'épreuves corrigées à consulter, dont l'intégralité de... Eugénie Grandet ? (Je ne sais plus bien, d'un coup...)

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