Il est de coutume de partager en deux moitiés distinctes, mais évidemment liées, la vie de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski. La coupure la plus courante est celle qui avait cours dans les classes lorsque je fréquentais le lycée, en cette époque où les professeurs de français savaient qui était Dostoïevski, et même parfois l'avaient lu : les quatre années de bagne sibérien (1850 – 1854) étaient la coupure ; il y avait l'avant-Maison des morts et l'après-Maison des morts, vision d'autant plus sollicitante que la condamnation intervient à l'exact milieu de la vie de l'écrivain et que tous ses “grands romans” seront écrits dans la seconde partie de cette existence. C'est la vision à laquelle se rallie Henri Troyat dans sa bonne biographie de Dostoïevski.
Ce “découpage” ne satisfait nullement René Girard. Dans sa Critique dans un souterrain, livre essentiellement consacré au Russe, il fait observer qu'entre sa libération du bagne et ses premières grandes œuvres, il se passe encore dix ans. Pour lui, la césure – car césure il y a bien – se situe au moment de la publication des Carnets du sous-sol (dans les anciennes traductions : Mémoires écrits dans un souterrain, ou parfois : Le Sous-sol). Entre 1854 et 1864, loin d'être devenu le génie qu'il s'apprête à être, Dostoïevski écrit plusieurs livres, parmi les plus médiocres de son œuvre, comme ces Humiliés et Offensés qui sonnent si tragiquement faux. C'est que, durant ces dix ans, Fédor Mikhaïlovitch est encore l'homme du souterrain, prisonnier de ce tunnel qu'il ne peut donc pas voir, justement parce qu'il est dedans, et non encore le romancier capable de le décrire – parce qu'il s'en est extrait –, d'en révéler les pièges et les faux-semblants. Si l'on met en regard les livres de cette époque de latence et la vie de leur auteur (péché mortel aux yeux de l'avant-garde critique d'il y a cinquante ans…), on s'aperçoit clairement d'une chose : jusqu'aux alentours de 1863 ou 64, Fédor Mikhaïlovitch n'est encore qu'un personnage de ce que seront les romans du Dostoïevski futur, c'est-à-dire en proie au désir le plus mimétique qui soit, possédé par lui. Troyat le pressent, qui écrit de lui : « Ce refoulement bizarre, cette complaisance pour les situations troubles, pour les affections sans lendemain, pour les insatisfactions sensuelles caractérisent toute la jeunesse de Dostoïevski. »
Or, non, pas seulement sa jeunesse, justement. Au sortir du bagne il a 33 ans, il a passé le mitan de son existence ; ce qui ne l'empêche pas de retomber immédiatement dans ces “amours triangulaires” qui ont toujours été son lot. À Sémipalatinsk, où il est confiné en relégation, Fédor Mikhaïlovitch fait la connaissance de Marie Dimitrievna Issaïev, trente ans, mal mariée à un petit instituteur alcoolique. Troyat écrit (c'est moi qui souligne) : « Les deux hommes sympathisèrent assez mystérieusement. Quel attrait Fédor Mikhaïlovitch pouvait-il trouver à la compagnie de cet ivrogne ? » On voit bien qu'aux yeux de Girard il ne saurait y avoir aucun mystère là-dedans : Dostoïevski n'est pas attiré par Issaïev mais par le couple qu'il forme avec Marie Dimitrievna, dans lequel il rêve de s'insérer en tiers, d'en recueillir quelques miettes de tendresse, de furtives éclaboussures de bonheur conjugal – ce bonheur auquel, au fond, il est persuadé de n'avoir pas droit pour lui-même. C'est si vrai que, lorsque le couple Issaïev déménage à quelque 750 km de là et que Marie Dimitrievna tombe amoureuse d'un jeune instituteur, Dostoïevski aussitôt est pris par elle comme confident et il s'introduit en tiers dans ce nouveau couple en formation. Dévoré de jalousie d'une part, il va d'autre part tout faire pour faciliter les amours de Marie et de son Vergounov, en posant à l'ange gardien, en s'inventant des attitudes chevaleresques, avide d'épater le monde par la noblesse de son cœur et la grandeur de son désintéressement. Il entreprend des démarches pour placer le fils de Mme Issaïev dans le corps des cadets ; mieux : il implore “à genoux” son ami et admirateur, le baron Vrangel, de procurer une meilleure place à son rival heureux. À propos de Vergounov, il écrit au baron : « À présent, il m'est plus aimable qu'un frère ; ce n'est pas un péché de demander quoi que ce soit pour lui, il le mérite !… »
Cette “compassion chevaleresque” pour le rival, Dostoïevski en fera bientôt le thème principal d'Humiliés et Offensés ; mais, dans ce roman “faux”, cette attitude est encore présentée comme un mouvement de noblesse, une abnégation admirable : les personnages et l'auteur sont prisonniers du souterrain et ils demeurent aveugles à leur condition. Dans ce roman, on retrouve le triangle amoureux : Vania est amoureux de Natacha qui aime Aliocha ; lequel est fils de prince et, donc, parfaitement enviable. Quant à Vania, il est écrivain… Lorsque ce dernier apprend la passion de celle qu'il aime pour Aliocha, il met tout en œuvre pour leur permettre de fuit ensemble et pour protéger leur union. Une fois de plus, le personnage se mue en ange gardien, et Dostoïevski nous enjoint d'admirer l'élévation de son âme. Vania écrit à Natacha : « Je vous arrangerai tout, tout, et des rendez-vous, et tout… Je ferai parvenir vos lettres. Pourquoi ne le ferai-je pas? » Et Natacha de lui répondre (je souligne) : « J'aime Aliocha d'un amour insensé, mais il me semble que je t'aime encore davantage, comme mon ami. Je ne saurais vivre sans toi, tu m'es nécessaire, il me faut ton cœur d'or !… » Évidemment, il n'est nullement question de cœur d'or pour Vania, mais bien d'esclavage ; et Natacha ne l'admire pas du tout : elle lui signifie qu'elle entend le maintenir dans ses chaînes, parce que, d'une certaine manière, cela donne du prix à sa liaison avec Aliocha.
Si Humiliés et Offensés est l'un des romans les moins réussis de DostoIevski, c'est peut-être parce que, à cette époque, au tournant des années 1860, il est déjà engagé sur la voie de la pleine compréhension de ces mécanismes secrets et que, du coup, il ne parvient plus à les maquiller en grands élans de générosité comme il le faisait auparavant ; il découvre qu'il a vécu enchaîné, et que tous ses personnages l'étaient également, notamment les plus “altruistes”. Bref : il est en train de s'extraire du souterrain. Une fois à l'air libre, il sera à même de nous montrer le grouillement des passions serves et de mettre en lumière les mécanismes qui les régissent ; qu'il s'agisse des revendications d'autonomie absolu de l'homme du souterrain puis du Raskolnikov de Crime et Châtiment, de l'impossible pureté du prince Mychkine dans L'Idiot, de la rage impuissante des révolutionnaires des Démons ou des pulsions mortifères qui agitent et détruisent Les Frères Karamazov.
Au milieu de ces absolus chefs-d'œuvre, Dostoïevski écrira la longue nouvelle qui a pour titre L'Éternel Mari. (Elle rappelle assez curieusement une autre nouvelle, Le Curieux impertinent, que Cervantes a inséré dans Don Quichotte.) On y retrouve le fameux triangle amoureux qui a hanté presque toutes les œuvres précédentes de l'auteur, celles d'avant la “césure”. Mais, cette fois, il n'est plus question de générosité, de dévouement ni de cœur d'or : le mal y est montré à l'œuvre et en pleine lumière – Dostoïevski est finalement devenu lui-même.
Je n'ai jamais vu cette fameuse césure dans l’œuvre de Dostoïevski.
RépondreSupprimerIl suffit de lire ses "Carnets" pour apprendre, avec surprise, qu'il entendait faire, dans "Les Possédés (ou "Les Démons") de Stavroguine le portrait abominable de ce qu'il ne faut pas être, pour constater à quel point le personnage lui a échappé et est devenu si extraordinairement attachant; tout comme l'Ivan des "Frères Karamazov", censé servir de portrait-repoussoir de l'athéisme, et dont il a porté si haut les lettres de noblesse ("je rends mon billet").
Il ne suffit pas de changer de positionnement politique ou religieux pour se changer soi-même.
Je ne suis absolument pas d'accord avec vous au sujet de ces deux personnages – mais, là, je suis un peu pris par le temps…
SupprimerC'est pourtant ainsi que les voyait Camus (le vrai, Albert, pas Renaud), et vous ne pourrez pas m'empêcher (non, mais!) d'y voir des personnages très "camusiens"; Stavroguine, c'est le mythe de Sisyphe, celui qui participe à la révolution sans y croire, juste pour sauvegarder sa dignité d'homme; et Ivan Karamazov, c'est toute la lucidité d'un monde sans dieu; et, bien sûr, Kirilov, son "suicide philosophique" et "la lutte de l’homme contre ses espérances" (Camus); c'est à travers eux que Camus se sentait héritier de Dostoïevski.
Supprimer(bon, "le Grand Inquisiteur", c'est plus compliqué...)
Encore un antisocialiste. Il a épousé sa secrétaire alors que Bartolone a embauché sa femme comme secrétaire.
RépondreSupprimerN.B. : c'est quoi ce blog où il faut que je me dicumente pour trouver une connerie à raconter en commentaire ?
Elle n'était pas réellement sa secrétaire : juste une sténographe dont il a utilisé très temporairement les services pour lui dicter son roman Le Joueur.
SupprimerJe lisais ce billet excellent et je me posais la question d'une césure identique chez Simenon.
RépondreSupprimerJe suppose que, dans le cas de Simenon, vous faites allusion au moment où il cesse d'écrire sous pseudonyme de petits romans alimentaires pour se lancer dans les premiers Maigret (1929, si ma mémoire n'est pas trop pourrie) ?
SupprimerJe ne pense pas que ce soit de même nature, mais je manque de temps, là : nous attendons l'Amiral Woland, Madame et l'Héritier d'un instant à l'autre…
Une thématique : comment l'obscure écrivaillon se transforme en génie, où l'on pourra citer votre billet sur Balzac.
RépondreSupprimerC'est curieux cette idée de "césure". Manière de nier la continuité et la maturation.
RépondreSupprimerJe plussoie
SupprimerJe ne nie rien. Il se trouve quand même que les grands romans de Dostoïevski ont tous été écrits entre 1864 et 1880, date de sa mort, et aucun avant. De plus, il se trouve que ces romans (ceux d'avant et ceux d'après) se ressemblent par leurs thèmes mais sont radicalement différents dans le résultat – un peu comme Jean Santeuil est radicalement différent de À la recherche du temps perdu : entre temps, il y a bien eu rupture.
SupprimerQuelques années de bagne précédées d'une fausse exécution avec véritable peloton d'exécution (si j'ai bon souvenir), il me semble qu'il y a là de quoi faire mûrir un écrivain dans le sens contraire du chipotage et de la mièvrerie. Non ?
RépondreSupprimerNul n'a dit que le bagne n'avait pas eu son importance ! Néanmoins, Girard observe, à juste titre, que dans les dix années qui suivent, Dostoïevski reste au plus bas de lui-même.
SupprimerIl y a un autre aspect de l'oeuvre de Dostoïevski qui m'intrigue : l'épouvantable lenteur de ses entrées en matière. Est-ce la conséquence de quelque évènement tragique de la vie de l'écrivain, ou bien de l'appât du gain chez un feuilletoniste ?
RépondreSupprimerJe vous réponds demain : là, j'ai dodo…
SupprimerDodo à 21h30 ? Alors qu'il fait presque encore jour ? La XXX est un naufrage...
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