À Michel Desgranges
Longtemps j'ai aimé les trains. Pas ceux que l'on voit filer au loin, ou qui font, par leur proximité passante, trembler les murs et tinter les verres : ceux que l'on prend et qui vous emportent, même si les deux verbes accolés semblent appelés à se choquer l'un l'autre, comme la motrice sur le butoir. Choisir une voiture, selon des critères toujours plus ou moins opaques, élire une place plutôt qu'une autre alors qu'il y a pléthore, se soucier comme d'une cerise du tyrannique sens de la marche, qui revêt tant d'importance pour les voyageurs d'occasion : voilà des opérations auxquelles je m'adonnais régulièrement et volontiers, à une époque où l'on pouvait encore espérer jouir dans la plupart des compartiments d'un silence de bon aloi, qui semblait tenir en haut respect le roulis somnifère. De fait, j'y dormais beaucoup, soumis par avance aux pouvoirs enchanteurs du train, pour peu qu'il s'ébranlât de la gare d'Austerlitz avec le projet, affiché crânement dès avant le départ, de rayer d'un trait droit la surface lisse de la Beauce pour aller s'égarer, Loire passée, dans le fouillis conifère de la Sologne. Un train qui s'égare, c'est déjà une manière détournée de rentrer au port.
Il fallait que ce fût le soir, la fin de l'après-midi au moins, une atmosphère de déclin douillet ; et les mois d'hiver apportaient un supplément d'épaisseur au cocon qui filait à raisonnable vitesse. Si la pluie venait fouetter obliquement les grandes vitres teintées, les conditions étaient alors toutes réunies, le sommeil venait très vite et presque à chaque fois : j'ai ignoré pendant des années l'existence de Juvisy et d'Athis-Mons. Même le livre emporté pour que s'écoulent les quarts d'heure renonçait à tenir son rôle et se résignait, avec une certaine bonne humeur me semblait-il, à passer le voyage, reins cassés et face contre skaï, sur le siège vacant à côté de moi : Balzac en volume guettait le passage des contrôleurs comme de son vivant celui des créanciers.
Ma somnolence, car il s'agissait de cela plutôt que d'un sommeil véritable : un train n'est pas un lit quels que soient ses efforts pour y paraître, ma somnolence s'interrompait d'elle-même au ralentissement des Aubrais et ne revenait plus. Il fallait rester éveillé pour accompagner le petit pas de deux que dansait alors le convoi, entrant en gare d'Orléans pour y perdre une partie de ses voitures, celles occupées par les gens pressés et soucieux à qui nous n'avions rien à dire, et se faire omnibus comme on opte pour la pré-retraite avant l'abandon définitif de toute prétention à l'utilité sociale. Allégé de son esprit de sérieux et, plus ou moins, de l'obligation de passer à l'heure dite dans les gares intermédiaires, il se faisait farceur, jouait à repartir en direction de Paris, singeant le remords, bougonnant à chaque aiguillage, avant d'obliquer vers la droite, sur une large courbe du rail, pour franchir le fleuve invisible, laisser derrière lui les hommes et leurs maisons posées, puis disparaître entre les sapins.
Il ne restait que quelques-uns, qui faisaient mine de ne pas se voir mais se trouvaient reliés par certain frémissement d'impatience annonçant la fin. Ceux de Vierzon se rencognaient contre la vitre noire, sachant qu'ils ne pourraient échapper à la décimation de ce qui nous restait de troupe : Saint-Cyr-en-Val, La Ferté-Saint-Aubin, Vouzon, Lamotte-Beuvron, Nouans-le-Fuzelier, Salbris, Theillay… À chaque station ses tombés pour l'honneur, qui disparaissaient dans un silence si peu réel qu'on aurait cru à des morts de la Grande Guerre enfin de retour au pays.
Sur la place approximativement carrée, la voiture rouge m'attendait. Je remontais le quai avec pondération, mon pas s'alentissait encore pour traverser la petite gare blême, il fallait se raccommoder sans secousse de l'existence terrestre, après cette traversée de plusieurs années dans la nuit.
C'est un véritable plaisir de vous lire !
RépondreSupprimerMerci bien.
SupprimerTrès beau texte.
RépondreSupprimerHélas, les vrais trains ont disparu ( avec la vapeur ) , et ne subsistent que de peinturlurés clapiers à roulette interdits aux résistants ( également appelés "fumeurs".)
A la rubrique "c'était mieux avant" :
SupprimerDans un compartiment de chemin de fer, un monsieur demande à une dame :
-- Cela vous dérange-t-il si je fume ?
-- Je ne sais pas, Monsieur, on ne s'est jamais permis de fumer devant moi.
Je vous laisse vous expliquer entre réacs…
SupprimerTrès belle évocation ferroviaire, aux accents proustiens, Monsieur Goux. Un convoi qui n'est pas sans évoquer un autre Far West magistralement filmé par Jim Jarmusch dans Dead Man
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=MZSLyUqf70c
Cordialement
M. Tournemine
Oh, proustien est très exagéré ! À part peut-être le fait que, ayant accompli son service militaire à Orléans (Faubourg Bannier), Proust a été amené à prendre le même train que moi (plutôt l'inverse d'ailleurs). Et, dans La Recherche, je ne sais plus dans quel volume, Sodome et Gomorrhe sans doute, on voit Charlus suivre un jeune militaire jusqu'à Austerlitz, monter à sa suite dans le train d'Orléans et, parvenu aux Aubrais sans avoir trouvé le biais pour l'aborder, descendre et reprendre un train dans l'autre sens.
SupprimerJ'ai fait souvent le trajet Paris-Les Aubrais, je ne l'aurais jamais aussi joliment décrit. Je le regrette d'autant plus que c'est mon domaine d'activité, le train, et que cela m'ennuie...
RépondreSupprimerLe train est votre domaine d'activité, vraiment ?
Supprimer(Désolé : pas pu m'en empêcher…)
Z'auriez pu ajouter quelques nauséabonderies pour faire encore plus réac. Dire par exemple que le TGV va trop vite et que les musulmans font chier à faire la prière tournés vers la Mecque avec une boussole pour s'orienter selon la direction du train.
RépondreSupprimerMais ce n'est pas tellement un billet réac, il me semble ! Je ne regrette nullement les “trains d'avant”. Et comment le pourrais-je, puisque je ne prends jamais les “trains de maintenant” ?
SupprimerSinon, chose amusante : juste avant de découvrir le vôtre, je me disais que je n'allais pas être encombré par les commentaires, et que, pour les multiplier par vingt ou trente, il aurait suffi de glisser n'importe quelle remarque sur les trains arabes, ou les étrangers dans nos trains, etc.
Sinon, c'est authentique, le coup des prières à la boussole ?
Non, ce n'est pas authentique...
SupprimerC'est bien dommage, c'était une image réjouissante, d'imaginer un musulman dans un tortillard du Massif Central, devenant fou à force de voir l'aiguille de sa boussole passer sans arrête d'un côté à l'autre du cadran.
SupprimerTrès beau texte Monsieur Goux. J'aime beaucoup la phrase "Balzac en volume guettait le passage des contrôleurs comme de son vivant celui des créanciers." Un livre qui guette... j'espère qu'il mord aussi, si nécessaire.
SupprimerA part ça je me suis demandée si cette histoire de prières à la boussole, dans vos commentaires; avait un sens. J'ai fouillé dans l'internet et j'ai découvert des tapis de prières avec boussole incorporée :
http://www.espaceorient.com/tapis-de-priere/52-tapis-de-priere-avec-boussole.html
On n'arrête pas un "certain" progrès, même s'il est un peu surréaliste...
Sans oublier tout l'érotisme, réel ou fantasmé, inhérent aux longs voyages en train ("La madone des sleepings"...mais qui lit encore Maurice Dekobra?), pour lequel il faut cependant pousser le voyage un peu plus loin que jusqu'à La Ferté-Saint-Aubin...
RépondreSupprimerOh, si l'érotisme est fantasmé, un Paris – La Ferté y suffit bien !
Supprimer(À condition de ne pas piquer du nez dès Vitry-sur-Seine, évidemment…)
Mais nous avons fait un Paris-Venise, très romantique…
SupprimerTout le monde n'est pas éjaculateur précoce...
Supprimer
RépondreSupprimerMagnifique texte !
Le compliment pèse double car la hantise des gares, de tout ce qui touche au rail et surtout aux wagons est viscéralement ancrée, sans guérison possible.
Allongez-vous sur ce canapé et parlez-nous un peu de votre petite enfance…
Supprimer(En partant, à la fin de la séance, pensez à déposer deux cents euros sur le coin du bureau, SVP !)
SupprimerDeux cents euros ! Je crains bien aller déjà un peu mieux.
Magnifique texte, je l'ai relu deux fois et il a vraiment une belle sonorité. Vous devriez continuer dans cette voie...
RépondreSupprimerThierry
Très beau texte, j'ai travaillé dans les trains durant une année comme vendeur ambulant , ceusses qui osent vendre des sandwich épais comme des allumettes à l'époque des voitures dîtes Corail, tout un monde bizarre surtout la nuit.
RépondreSupprimerJe suis ferrovipathe et l' article de votre épouse sur les trains miniatures était formidable, aller si vous avez dans une exposition de miniature ferroviaire, vous y découvrirez des gens passionnés bien souvent ils regrettent les tortillards d'antan des réacs qui s'ignorent.
Du temps de l'Algérie française, les chemins de fer fonctionnaient parfaitement mais ça c'était avant.
Grandpas a arrêté de bosser dans les trains depuis qu'il ne passe plus entre les rangées. Depuis, il bosse dans le fayot.
SupprimerJ'ai travaillé dans les trains aussi. Non, en fait, pas dans les trains, mais dans les gares. Entre 1974 et 1976, trois mois d'été, j'ai été un vrai cheminot, et j'en conserve un souvenir ému. En réalité, j'en conserve un souvenir pas du tout "ému" mais un truc assez, viril.
SupprimerJ'en ferai un billet un de ces quatre, je pense.
Mais vous l'avez déjà fait récemment, non ? Ou je me trompe de blogueur ? De mémoire, vous racontiez comment vous avez appris à lire les documents de la SNCF pour donner des renseignements aux braves gens.
SupprimerNicolas, vous me faites chier, à me lire aussi bien et, surtout à vous en souvenir.
SupprimerOui, c'est sûrement moi qui ai raconté ça, même si je me m'en souviens pas du tout. Cela dit, ça ne devait pas être "récemment". Mais enfin, oui, je crois que j'ai raconté comment j'ai appris à lire le "Chaix", c'est bien possible.
Et, en effet, j'aimais bien dire aux gens à quel quai ils devaient aller pour prendre leur train. Je ne sais pas si j'étais de gauche ou de droite, mais j'adorais entendre le train arriver.
Si je m'en souviens, c'est parce que je vous lis parfois à jeun. Et si je m'en souviens(bis), c'est que ça date de moins de six mois.
SupprimerEt puis merde ! Si j'admire votre sens du service public, c'est de votre faute. Je vais vous dénoncer à Marchenoir.
Didier, aviez-vous une casquette? Et si oui, avez-vous pu la conserver?
Supprimerj'ai pris ce train bien souvent pour aller chercher mes petits infants à la Ferté , c'etait moins casse pied que de traverser l'un des ponts d'orléans vers 17 heures avec la voiture ...et puis le train vous met dans un monde hors le temps , un monde ou certaines minutes font des heures et certaines heures semblent filer comme le vent .
RépondreSupprimerquel bonheur de vous lire . quel plaisir de savourer vos mots de sentir la fumée d'autrefois qui sourd d'entre vos lignes, de se pencher à la fenêtre avec précaution de peur de recevoir une escarbille ...et la magie des mots qui faisaient rêver l'enfant que je fus, pericoloso sporgersi (ce n'est surement pas un sans faute mais il y a si longtemps !)
je vais commander votre livre pour la magie des mots
amicalement
josette
Là, il faut m'en dire plus : à quelle période ? Pour aller où ? enfin, tous ça, quoi…
SupprimerPermettez-moi de vous le dire, M. Goux : vous êtes un malhonnête. Malgré vos sempiternelles dénégations, il est fréquent qu'on vous surprenne en flagrant délit de littérature. Vous nous en donnez aujourd'hui une nouvelle et excellente preuve.
RépondreSupprimerPas mieux. Le texte est bien meilleur que la plupart éjaculats germanopratins qu'on nous sert ces derniers temps.
Supprimermerci beaucoup pour ce texte si bien écrit.. un plaisir :-)
RépondreSupprimerj'ai de plus découvert le verbe " s'alentir"
anne
vous avez oublié d'évoquer les wagons-restaurants de ce temps.
RépondreSupprimerPas de wagon-restaurant dans un Paris-Vierzon, voyons !
SupprimerAh, le train vous donne des rails littéraires à défaut de vous donner des ailes.
RépondreSupprimerVous pourriez, à mon avis, retrouver ces sensations dans les quelques Micheline encore en circulation. Qui par leur bruit réussiront à camoufler le bruit des 7 bambins mal élevés qui piaillent dans le wagon, et dont les parents n'ont que faire de la gène occasionnée pour les autres voyageurs.
Au bruit des sales gosses je préfère le bruit d'une vielle mécanique dont les sons ont une connotation historique.
Je crois qu'il serait justifié, et d'usage, de vous dire Bobby Yeah!
"Longtemps j'ai aimé les trains de bonne heure" , voire "Longtemps je me suis couché dans les trains de bonne heure" eut été encore plus Proustien.
RépondreSupprimerSuperbe texte au demeurant.
Duga
Con trolleur
Quand le vilain canard en bâtiment se transforme en cygne... Bravo pour ce billet !
RépondreSupprimerJe participe au concert de louanges, c'était un peu surprenant ce texte à la première lecture, j'ai cru d'abord qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre, et quand je n'ai pas trouvé un nom à la fin, je me suis dit : « Mince alors : c'est bien de notre Didier national ! ».
RépondreSupprimerMerci pour ce petit voyage dans ce genre d'ambiance tranquille. On peut encore trouver ce genre d'ambiance dans les endroits reculés.
RépondreSupprimerFestival de louanges, foire aux flagorneries. Proust revisité, etc etc... Qui trop en brasse parle des trains...
RépondreSupprimerSincéres félicitations à l'écrivain du millénaire.
Un lointain descendant d'un ver qui avait avalé un bout de cerveau de feu Proust vient de mettre fin à ses jours par pur dépit.
Heureusement que vous êtes arrivé, cher volatile : je commençais à me lasser de ce concert de louanges…
SupprimerJe ne fais que le sale boulot de charognard qui m'est échu (ça se dit ?).
SupprimerVous noterez au passage que mon commentaire ne contient que de la dérision sur les réactions dythirambiques : je ne me sens pas, à mon niveau, le droit d'émettre la moindre critique littéraire. Au demeurant, j'en suis par ailleurs bien incapable.
"dithyrambique" aurais-je dû écrire...
SupprimerVoilà l'inconvénient d'écrire d'un jet, un commentaire, en plein boulot sur un smartphone !
Bah, ça ne m'en rendra que plus humain...
Si tu crois que les lecteurs savent comment s'écrit dithymachin...
SupprimerLes miens savent…
SupprimerSi l'on poursuit jusqu'à la Ferté-Imbault, à la fête de la violette, on pourra déclamer du Mesens "Nous ne sommes hélas pas nombreux Violette, Mais nous ferons cortège à nos ombres Pour effrayer tes justiciers".
RépondreSupprimerau lassant concert j'ajoute mon cuicui, merci pour ce beau texte.
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